Avoir raison trop tôt.


La bouteille, je suis tombé dessus par hasard. Un vieux souvenir, je venais d'arriver à Barcelone, fin des années 2000. Mon beau-frère et son associé faisaient du vin dans le Priorat. Ça faisait chic à l'époque le Priorat, tous les toutous de la pinarderie catalane, blagueurs, grands publi-reporters, pique-assiettes, le répétaient à l'envi, "un des plus grands terroirs du Monde". Comprenez "un des plus chers du Monde". Des prix extravagants, et le plus souvent rien dans la bouteille, nos siphons d'en souviennent qui ont bu tant de Mogador et d'Erasmus… Mais vous comprenez, quand ça coûte ou que c'est offert, on s'écrase et on continue à lécher.


Ce qui rendait particulièrement imbuvables les vins du Priorat, ce n'était pas tant ce terroir de schistes noirs, de llicorella, parfois délicat à manier, mais une tendance lourde (c'est le mot…) au surboisage. Si tu n'attrapais pas une écharde au premier verre, le jus était raté. À ces infects odeurs de sciure s'ajoutaient évidemment d'impressionnantes montées d'acidité volatile capables de faire pâlir de jalousie un vinaigre de supermarché en bouteille plastique. Parce qu'évidemment, les conditions d'élevage, dans des chais surchauffés et secs…


Pourtant, ces jus méthodiquement flingués au chêne pour faire americano, quand on les goûtaient au saut du lit, dans leur prime jeunesse, avant le premier été, on avait parfois de bonnes surprises. Surtout les grenaches. Je l'ai constaté en cave, et c'est là que j'ai exposé une idée toute bête au cuñado: "et si tu sortais un priorat de cuve? Sur le fruit." Rien de bien exceptionnel en France mais en Espagne, ce genre de proposition vous faisait immédiatement passer pour un farfelu aux yeux des spécialistes locaux (plus locaux d'ailleurs que spécialistes).
Pour la petite histoire, on notera qu'évidemment les mêmes qui se pâmaient devant les jus de planche vinaigrés du Priorat de l'époque s'extasient aujourd'hui, avec la même force, la même sincérité, en goûtant les plus branchés (traduction = les plus baisés) des vins nature, ceux que justement ceux qui aiment le vin et la Nature évitent. J'ai même remarqué que quand on leur fait goûter une réussite du genre (et il y en a pas mal!), ils font la moue: "pas très nature, tout ça?". Les crétins à la mode ont besoin de caractères gras et d'épais surlignages, la nuance et la subtilité les effraient; trop difficile à comprendre. Un jour, on leur dira de se mettre une plume dans le cul, ils le feront.


Toujours est-il que sans tenir compte de l'avis des cons, pardon, des experts, Christophe et son associé ont décidé de mettre en bouteille un jus de grenache du Priorat (de Porrera* et de Gratallops), quasi brut de cuve, juste rehaussé d'une pincée de carignan. Je me souviens du jour où nous sommes allés chercher les vins, dans le camion-citerne ci-dessus, vintage, rutilant, sa précieuse cargaison rebondissant dans les innombrables virages de la vieille route de Falset, riant de travailler à la proverbiale tradition des "cuves à roulettes" du Priorat**. En prime, Humilitat, embouteillé en verre allégé (autre hérésie!), a bénéficié d'un bouchage à vis, ce qui a permis de limiter son sulfitage (eh oui, la vis, c'est étanche…).
Le vin s'est bien vendu, il a même fait le tour du Monde, mon beau-frère (par obligation professionnelle) a cédé ses parts dans l'affaire et hier soir, par hasard, j'ai retrouvé chez sa fiancée une bouteille de ce priorat 2008 "extravagant", "atypique" pour l'époque, "un bourgogne catalan" disait-on. Et figurez-vous, je me suis régalé. Comme rarement avec un vin de cette appellation dont les pipes-à-Pinocchio vieillissent en revanche très très mal***. Ce rouge était frais, dynamique, hautement digeste. je crois que j'ai quasiment sifflé la bouteille à moi tout seul, ce qui pour un priorat pourrait relever de l'exploit international!


Je ne suis pas très au fait de l'actualité du Priorat, pour être honnête, c'est une DOc que j'ai plutôt tendance à fuir sur les cartes des vins, eu égard aux trop nombreuses déceptions passées, généralement assorties à des tarifs délirants****, le dernier que j'ai goûté, un blanc (ci-dessus), était d'ailleurs un modèle de ce que je n'aime pas, lourd et vert à la fois. Et cher bien sûr… Mais on m'informe que depuis un ou deux ans les propriétaires et négociants locaux, frappés par la grâce, ont inventé des cuvées sans bois. Formidable découverte qui me remet en mémoire les sarcasmes d'antan: "enfin, Vincent, on ne peut pas faire de vin sans bois!"
Qu'il est drôle parfois, sans fausse modestie aucune, d'avoir eu raison trop tôt…




* Dont une grosse part de jus achetés à une bodega célèbre qui les avait déclassés car elle les jugeait trop légers, trop clairs. Moi, je les trouvais pinotant
** Énormément de vins du Priorat (la plupart?) ne sont pas produits dans le vigne devant la maison, mais proviennent d'achat de jus au mieux aux quatre coins de l'appellation, parfois plus loin; j'avais même songé baptiser une cuvée Camions del Priorat. Soyons honnêtes, ce n'est pas une spécialité catalane, d'immenses marques de la Rioja, comme Marqués de Cáceres (le vin chouchou du naturiste barcelonais Benoît Valée, voir ci-dessous) ont produit des millions de bouteilles sans la moindre are de vigne en propriété.
*** Alors que les vins que l'on n'a pas enterré dans un cercueil de chêne, eux, réservent parfois de belles surprises à l'image de la cougar dont j'avais parlé ici.
**** On a souvent dit qu'en Priorat, on faisait le prix avant le vin. Humilitat, lui, coûtait moins de dix euros.


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