Le plus rock n'roll des accords mets/vins.


Même s'il peint l'Andalousie avec une vigueur peu commune, le jerez est tout sauf un vin "régional". C'est une gloire mondiale de la viticulture*, de ces gloires universelles qui traversent les siècles et les modes, tels des personnages de roman, des musiques éternelles que l'on croit chez eux aux quatre coins du globe. Pourtant, j'ai la faiblesse de penser que pour le comprendre vraiment, dépasser le stade de la dégustation polie, "à l'anglaise", pour vibrer avec lui, il faut avoir goûté à l'Andalousie. Comment vivre d'ailleurs en faisant l'économie de ce voyage qui, dès le retour, vous fera vivre dans le désir du suivant? Nimbé lui aussi de l'extraordinaire gamme de parfums et de saveurs complexes qu'offrent les grands crus de Jerez, Montilla-Moriles et Sanlúcar de Barrameda.


En tout cas, l'image qui ouvre cette chronique me fait rêver. Parce que (après Ronda) la Maestranza de Séville est marquée de manière indélébile sur ma carte du tendre. Parce que cette maison encore méconnue de Jerez de la Frontera, les Bodegas Urium, est une de mes plus belles découvertes dans l'univers sophistiqué des vins andalous. 


Cette découverte, je l'ai d'ailleurs partagée récemment avec un des rares Français à parler couramment, quotidiennement, la langue du fino: Michel Smith. Sans m'exprimer à sa place, je pense que comme moi, il a été subjugué par le parfait équilibre du jerez classique d'Urium, par sa grâce aussi. Et son incroyable buvabilité. Si, sa fiancée et lui, nous n'avions pas eu ensuite rendez-vous au délicieux Bistr'eau d'Ángel León, je pense que nous aurions dévasté le stock du Petit Celler de Barcelone grâce auquel (merci Carlos Álvarez!) j'ai rencontré ce trésor, et celle qui le produit avec son père Alonso, Rocío Ruiz (ci-dessous) dont l'accent me fait fondre.


Cette bodega née de la passion d'un entrepreneur que rien ne destinait à ce métier, et ses vins dont il me reste tant à découvrir, illustre bien le renouveau du jerez** que nous étions quelques uns à appeler depuis des années de nos vœux et qui semble bien éclore, au point que le très sérieux quotidien madrilène El País vient de le célébrer dans son remarquable Semanal. Oui, une nouvelle génération a vu le jour. Nouvelle génération de bodegueros et bodegueras, à l'instar de la pétulante Rocío  qui rafraîchissent l'offre, mais aussi une nouvelle génération de buveurs.


Tout en conservant ses règles, son incroyable labyrinthe stylistique, le jerez dépasse de nouveau les frontières générationnelles et géographiques. Plus besoin d'être un vieux barbon encravaté, encastré dans son fauteuil club pour en boire!


Cela vaut à à Madrid, à New-York, à Londres (où réouvrent de très branchés sherry-bars***) et aussi à Barcelone avec un petit lieu, bourré d'énergie, qui célèbre lui aussi, de façon plus modeste (mais pas moins intéressante) le bonheur andalou.


Nous sommes à Poble Sec, au pied de Montjuïc, à côté de Parallel, cette avenue qui s'est voulue un temps "le Broadway de la capitale catalane". Tout près de la cantine chimique de Tickets, presque en face, dans la carrer Poeta Cabanyes, de l'historique Quimet & Quimet (dont on mange davantage le décor qu'autre chose). Bienvenue à La Chana, préparez vos passeports, on change de pays, adéu Catalunya, buenas noches, Andalucía! Natalia, une des deux associées, est native de Sanlúcar, Mireia, elle, est d'ascendance andalouse. Leurs produits aussi. 


Le nom, La Chana, est d'ailleurs un hommage à une bougnoule andalouse*****, danseuse flamenca mythique des faubourgs et de la banlieue de Barcelone, Antonia Santiago Amador. Autodidacte géniale passée ensuite par l'école de Carmen Amaya, la "gitane blonde" a enflammé les cœurs dans les années soixante-dix.


Pourtant, si l'âme du flamenco est bien là, c'est surtout de rock n'roll que s'assaisonne la manzanilla en rama, au cubi, que l'on boit dans ce minuscule bistroquet qui imagine plus près du débarcadère du Guadalquivir que du Mirador de Colom. Bande-son impeccable, parfaitement raccord avec le lieu et la clientèle.


L'autre soir, un soir pas très gai, le rythme de La Chana nous a sauvé la vie. Les Andalous (le flamenco en est un exemple) ont ce génie de sublimer la tristesse, de la transformer en énergie positive. La musique, la manzanilla bien sûr, cette caresse de l'âme, et une ribambelle de produits de la mer, de l'océan aussi, frits. Des poissons, des boquerones, et une merveille réellement gastronomiques que l'on croise trop peu souvent au restaurant, des anémones de mer (Anemonia sulcata), des ortiguillas comme on dit en espagnol. Celles de Natalia et Mireia étaient tout simplement fantastiques, épicées d'un exquis parfum d'algues, et même de thé vert japonais, de matcha. Di-vi-nes!


Ortiguillas-manzanilla! Ce n'est pas un accord, c'est un mariage d'amour! Avec en plus un fond de rock n'roll teinté de fiesta andalouse, on en oublie les très coûteuses espardenyas******, cette autre rareté marine que de ce côté des Pyrénées on partage rarement avec les touristes. Puisqu'on parle de prix, sachez qu'à La Chana, les tarifs sont plus andalous que catalans. C'est en fait un des rares endroits où l'on peut aimablement tapear à Barcelone*******, tout en buvant bon et simple. Vive l'Andalousie catalane!




* Je le rappelais ici notamment.
** Je parle ici de jerez au sens générique, qui rassemble les vins de Jerez de la Frontera mais aussi ceux de Montilla-Moriles et Sanlúcar de Barrameda.
*** On en parle ici dans Decanter, ce qui laisse espérer que la mode arrive peut-être dans quelques années à Paris…
****Lisez ce qu'en écrivait dans El País José Miguel Ullán, lors d'une de ses réapparitions en 1979.
"La Chana tiene algo de piedra sagrada. Cuando baila le tiemblan las mejillas y le tiemblan los labios. Reaparece en Madrid, en Xenón-Disco, tras tres años de ausencia. Por tres únicas noches. Es una bailaora extraña: siempre al borde de echarlo a perder todo para, al final, ganarlo con más luz. Despega ahora sus brazos del vestido grisáceo, retrocede taconenando, levanta levemente el vestido, contagia su temblor a los flecos rebeldes de un pañuelo rosado y ajusticia el furor de los remates con delicada limpidez. Ya ha creado el hechizo. Con asombrosa economía de medios y sin cantar victoria. ¡Sobria ebriedad del genio! Dispuesta, pese a todo, a perderse o perdernos en un fragmento de acechante error. Pero no hay tal error. Hay un tacto de piedra sagrada.Se desliza La Chana por el escenario al ritmo de un galope íntimo. Y frecuenta los ángulos, los límites, los precipicios. De opacidad y peso extrae transparencia y señas frágiles. Pasa de ser la sombra de la muerte -blanco traje de cola, pañuelo negro-, toda solemne y trágica, a ser bautismo y vendaval sonoros. Mientras tanto se ha dado en muecas mil justísimas-, le dio la espalda al público con gracia, brazos en cruz, caricias a pardales y escorpiones, y ese asomarse funeral a un pozo imaginario o más real que el mismo fuego. Tiene los ojos tristes y llorosos. Y mira de perfil. O con la boca. Una boca que empieza ya a borrarse, para ser arco iris, cuando La Chana se convierte ahora, entre bravos y aplausos, en rejigata álfica soplada por un viento sigiloso de pureza y pasión."


***** Toujours se souvenir, sur "l'homme andalou" des horribles mots, racistes, du parrain nationaliste catalan, Jordi Pujol, celui qui n'avait de cesse d'expliquer que Madrid volait la Catalogne et qui est tombé l'an dernier (secret de Polichinelle) après tant d'années à rançonner sa région. Écoutez sa laideur, et rincez-vous ensuite, pour oublier, d'un peu de fino.
****** En fait, les gonades de concombre de mer. Ici, une bonne adresse barcelonaise pour en consommer à un tarif acceptable. Après, vous laisserez les couteaux et les trucs de ce genre aux guiris
******* Est-il utile de rappeler, chers lecteurs, que demander des tapas à Barcelone, c'est un peu comme commander un cassoulet à Strasbourg ou une choucroute à Toulouse?




Commentaires

  1. Aïe ! Encore un lieu de perdition à découvrir en ta compagnie lors d'une prochaine escapade... Ta ville ne cesse de s'enrichir et il n'est pas interdit de penser qu'un jour elle sera plus fino que Madrid ou même Séville. Quand je pense qu'à 30 km de la frontière les vin de Jerez est un illustre inconnu !

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    1. Alors que dans le même temps, il est très mode de boire des vins oxydatifs (ou oxydés…) d'ici et là. Que veux-tu, on ne change pas les garçons-coiffeurs et les fashionistas. Les moutons non plus d'ailleurs.

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    2. Une très belle découverte il y a quelques jours de cela avec la maison Emilio Hidalgo à Jerez, 2 heures de dégustation avec le proprio...Magnifique! Tu connais?

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  2. A Madrid, ne pas rater la Venancia, qui ne sert que du Jerez ...

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    1. Oui, bien sûr, ça fait des années que je connais ce musée vivant. J'en ai déjà parlé ici d'ailleurs. Mais c'est bien plus folklorique que l'illustre collection du 'Petit Celler' de Barcelone dont on peut penser que c'est une des plus riches du Monde.

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  3. Je serai à Barcelone dans 15 jours ...

    Merci pour le tuyau, Vincent !

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  4. Merci pour ces adresses, ça va me redonner envie d'aller à barcelone

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