J'aime les entrailles de Bordeaux.


Sur l'autoroute A62, quand on arrive d'Agen, de Toulouse, la soif me prend au panneau de l'aire de Cocumont, chez mon pote Élian. Et dès que l'on passe Bazas, je rêve de bœuf gras, d'échalotes crues dans le sang parfumé, de vin de Graves à la cuisse légère. Dans la plate traversée du Sauternais, je ne vois que rondeurs.
Malgré tout le mal que l'on peut dire d'elle dans les milieux autorisés de la pinarderie et de la bouffe (en France principalement), Bordeaux la gasconne, la paysanne, reste une ville à manger et à boire. Une ville appétissante.


Sûrement qu'on lui en veut. Son côté bourgeois, sa beauté (apparemment) froide, blonde et manucurée. Pas assez sale, pas assez négligée, pas assez problématique. En contradiction avec la France qui geint ou qui vocifère. Souvent, d'ailleurs, ceux qui lui en veulent et la jalousent sans oser se l'avouer ne la connaissent pas, s'arrêtent à la surface des choses: deux patrons de supermarché reconvertis dans la bouteille lourde, trois blasons trop fraîchement redorés, une grande tige trop blonde pour être honnête et dont les pas crissent sur le gravier margalien.


J'aime puissamment, charnellement, Bordeaux. Comme un souvenir toujours inflammable. Sans renier son côté coincé, ses fins de race qui se reniflent le cul, la froideur des allées de Tourny quand elles sont aussi blanches que la nuit. Mais j'aime par dessus tout les entrailles de cette ville, là où elle a de l'accent, où sa délicate gouaille gasconne se mouille de toute la pluie des Charentes et s'endurcit de l'air montagnol de la Corrèze, des Pyrénées. Je l'aime au bout du fleuve, à l'heure où, dans l'odeur mélangée du robusta et des putes d'époque, repue d'amour, elle se croit aussi infinie que l'océan.


À cette heure-là, de nouveau, je ne pense plus qu'à la boire et à la manger. Elle sent un peu fort, les balayeurs arrosent les trottoirs, cours de la Martinique, l'odeur du levain chaud se réveille. Il est encore trop tôt pour les camions glacés qui n'ont pas encore déchargé leurs cadavres de bêtes et de plantes dans les nouvelles usines gastronomiques grâce auxquelles (m'expliquaient il y a quelque temps des experts) "on va enfin bien manger à Bordeaux".


Alors, à cette heure-là, j'ai envie de tricandilles. La tripe* de toute façon, c'est un plat de petit-déjeuner. Je me souviens du bistrot La Tripe Albigeoise qui, en surplomb de l'ancien abattoir de la préfecture du Tarn, réunissait à l'aube noctambules, adeptes de la troisième mi-temps et maquignons autour d'un gras-double au safran. Plus près de Bordeaux, dans les Landes, j'ai goûté la remarquable panse de veau liée au sang de Parentis-en-Born, plat traditionnel du dernier dimanche matin de la fête. Il en existe une version baptisée "mauguette" du côté de Léognan. J'ai même connu une divine gersoise qui fêtait le retour du jour avec des abignades, les sublimes tripes d'oie.


Mais là, à Bordeaux, pas de discussion. Ce sont les tricandilles. Je me souviens de l'agacement d'une gamine, aux Capus, voyant que le plat lui faisait une concurrence déloyale (excuse-moi, si tu me lis, mais c'est irrépressible, et tu sais que je résiste à tout sauf à la tentation). La tricandille, je vous en cause régulièrement, c'est un de mes nirvanas gastronomiques. Je n'échangerais cet orgasme gustatif contre aucune des assiettes aseptisées du Bordeaux où l'on "va enfin bien manger", contre la becquetance de selfies, contre le pré-mâché de maison de retraite. Non, par pitié, revenons à la cuisine coutumière, celle qui ne tortille pas du cul et qui aime le vin sans avoir peur de l'affronter.
Je ne me souviens plus si je vous ai expliqué ce que c'était, les tricandilles? En fait, l'intestin grêle du porc, soigneusement nettoyé puis cuit dans un bouillon et vendu froid, en longues lanières bosselées. Si ça ce n'est pas de la civilisation. Et bien autrement que la cuisine de garçon-coiffeur! Servir de l'intestin grêle du porc, le tuyau à merde dans sa plus pure expression, et au bout du compte, en faire un plat culturel, une madeleine de Proust!


Classiquement, on grille la tricandille sur une braise vive de sarments. Sans la faire brûler, s'il vous plaît! Je l'aime aussi sautée à grand feu dans une poêle en fer (pas en téflon, ça rend du bouillon), assaisonnée d'ail, de persil, d'une giclée de vinaigre, puis d'un tour de moulin à poivre. En revanche, je préviens d'éventuels gastronomes en culottes courtes qui, dans un moment d'égarement, voudraient s'y attaquer, ça ne se fait pas bouillir, on n'est pas Anglais**!
A priori, ça se sert en entrée, mais j'en connais qui peuvent en manger jusqu'à plus soif. Pour boire, justement, un cherchera un blanc bien sec, aussi vif que la braise. Dimanche dernier, alors que j'avais la chance d'en avoir dans l'assiette, arrivées en cachette dans la soute du Bordeaux-Barcelone, j'ai bien aimer les arroser d'un petit blanc très sec, presque vert, vinifié en Dordogne par Jacques Desvernois, l'œnologue de la maison Jaboulet. C'était un bergerac ou équivalent, je crois, je ne peux pas vous en dire plus, on m'a embarqué la bouteille avant que je puisse la photographier.


Dans un style plus bordeluche, mais toujours gascon, j'ai envie de vous conseiller un des beaux blancs (ils ne sont pas si nombreux) bus récemment en Gironde. C'est un médoc, enfin, il est produit en Médoc, tout au nord, dans ce bas-Médoc si poétique, humecté à la fois par l'Océan et une rivière devenue si gironde qu'on la prendrait pour une mer.
Il s'agit du très chic Blanc de Lunier du Château Vieux-Robin***, propriété des environs de Bégadan, un sauvignon fringant, suffisamment peu variétal pour que je m'en régale. C'est élevé, ma non troppo car il y a vraiment du jus, et ça enrobe luxueusement mes chères tricandilles, symbole d'une cuisine coutumière, de celle qui ne tortillent pas du cul et qui aiment le vin sans avoir peur de l'affronter.




* Je ne vais pas vous refaire un couplet sur la nécessité de manger de la tripe si l'on a un minimum de respect de l'animal. Mais si vous y tenez, c'est ici.
** J'écris ça parce qu'il y a peu j'ai failli tomber de ma chaise en lisant un blogueur-journaliste parisien (qui se pique de connaître ce qui se mange et se boit) qui parlait de faire blanchir l'andouillette de marque qu'il avait acheté (sûrement très cher sinon ça ne vaut rien) à je ne sais quelle adresse incontournable de la capitale. Je vous promets, je n'invente pas, je n'ai pas pris de LSD…
*** Ils sont évidemment davantage connu pour leur (excellent) rouge.





Commentaires

  1. Belle ode à la tripe. Ca fait du bien de lire ça.

    C'est peut être déjà fait mais en amateur de "Nose to tail" il vous faut aller à Palerme. Il faut y goûter, fumants dans la nuit sicilienne d'après le marché, poisseuse, odorante, des Stiggiole et puis des Pani ca' Meusa.

    se repaitre donc, de grêle d'agneau roulé serré sur un aillet ou un poireau sauvage et passé au grill et de petits pains farcis de tranches fines de rate et poumon au citron.

    L'Italie, la vraie, qui fait du beau d'un rien ou presque.

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  2. Très chouette de tomber par surprise sur la photo. de ces deux bouteilles. Bonne nouvelle, leurs deux rouges (les Anguilleys et Vieux Robin) et leur blanc (de Lunier) 2015 récoltent compliment sur compliment depuis deux jours de présentation en primeurs.

    Quelques commentaires.
    "la jalousent sans oser se l'avouer " : nous ne sommes pas assez nombreux à le dire.
    "le gravier margalien" : allusion, sans doute inconsciente, à l'excellent Margaux du château les Graviers de Christophe Landry, à Arsac. Les crus artisans y tiennent leur semaine des primeurs d'ailleurs.

    Merci pour ce coup de pouce à Bordeaux et ses environs.

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  3. Pour info les tricandilles, comme l'andouillette d'ailleurs, s'achètent déjà cuites. Et cuites à l'eau. C'est seulement APRES qu'on les grille. C'est donc pas complètement con de dire qu'il faut les blanchir. Sauf que ça dure des heures et c'est le travail du charcutier.

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    1. C'est pas con non plus de lire ce qui est écrit…

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    2. Par ailleurs, techniquement, blanchir n'est pas cuire, fût-ce au bouillon.

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  4. Blanchir une andouillette... Faut avoir été fini à la pisse pour avoir une idée pareille...

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  5. Y'en a bien qui essaient de bouillir du lapin...certes, ils ne le font qu'une fois, vu l'odeur que cela dégage.

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  6. Quel plaisir de vous lire, Vincent.! Dans vos mots, il y a la vie, la chair, les plaisirs gourmands, la joie de vivre d'un véritable épicurien amoureux des vins, des mets et des mots pour les dire , les signifier et les sublimer . Au petit jour cette lecture me donne faim , soif .... Mais peut-être est il un peu tôt pour ouvrir un flacon..☀️😊🍷MP

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  7. En parlant de tricandilles, parait que celles de Jean-Paul Barbier à Arcins, en son temps, valaient le détour...

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    1. Je rejoins Vincent. Plein de plats valent le détour. Et c'est toujours d'actualité puisque c'est le second de Monsieur Barbier qui a repris le restaurant.

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  8. Oh que oui ! Pas que les tricandilles ! Je m'y suis marié un jour, à la poule-au-pot.

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