Parigot, tête de veau!


La tête de veau ravigote est assurément un plat de méditation. L'hiver, surtout, quand vous prend au sortir de table le besoin de marcher pour digérer tout l'amour qu'elle vous a donné. La dernière fois, c'est à Paris, rue de Montreuil, au numéro 41, dans un secteur du XIe qui, encore vivant des bruits des métiers de l'ameublement, n'a pas vraiment entamé sa gentrification gastronomique. C'est pourtant à deux pas d'ici, faubourg-Saint-Antoine, qu'on venait, il y a longtemps, caresser dans le sens du poil les moustaches de Ramulaud pour s'achever à coup de verre-ballons de Prieuré-Roch. Chez un certain Bénard* qui n'était pas empoisonneur mais fort en gueule, virtuose du tire-bouchon. C'était il y a dix, quinze ans? Avant en tout cas que les bougnats du quartier ne passent plus de temps chez le coiffeur et le tatoueur à soigner leurs dégaines d'apache-hipsters qu'à picoler au fond des caves.
 

Ce jour-là, donc, l'hiver parisien vous étreint dans sa splendeur glacée. Le ciel vous tombe dans les godasses. Je ne plaisante pas, pour un type du Sud, la grisaille, c'est exotique, au moins autant que le sable des Maldives pour une pétasse. Comme on est samedi midi, le spécialiste de la laque de Chine est fermé. Heureusement, le serrurier de la rue du Faubourg-Saint-Antoine est de garde. Sa vitrine est une ode au tour de clé. Savez-vous qu'il existe même dans le coin une ancienne cité de l'Ameublement?


Franchement, à La Ravigote, la tête de veau est parfaitement conforme à nos attentes; le charcutier-traiteur honoraire qui me fait face (un Normand de La Motte-Picquet-Grenelle) acquiesce du regard. Pas trop fraîche, faite, un peu brune, goûteuse, complexe et généreuse, comme dans une buvette de foirail aveyronnais. Variée aussi. C'est important, ça, la variété, le choc des textures; le fondant, le gélatineux, le croquant, le viandu. La langue, l'oreille… Rien que d'y penser…
La ravigote est au diapason. C'est un équilibre, un coup d'œil. Et les patates, la qualité des patates! Jaunes évidemment, cuites à ce point où elles deviennent légèrement collantes au doigt, vaguement douces.
L'enfer de la tête de veau, c'est la créativité. Exemple, le petit génie, inspiré par des branlettes culinaires télévisées, auquel il prend l'idée d'en faire un "carpaccio". "Arrière, voleur d'azur!"


La Ravigote, Chez Pierre, est l'exact point de jonction entre la Massif central et les Antilles. Ne me demandez pas de rentrer dans les histoires de familles, je ne suis pas bon pour ça, mais ça se sent, il y a cette rigueur chaloupée, cette chaleur qui vient dégeler l'Aubrac.
En attendant, pour se dégraisser, on s'envoie une ficelle de saint-pourçain; c'est violent, ça, comme quand tu sors de ta voiture pour pisser, un trente-et-un décembre, sur une aire de repos de l'autoroute A75. Mais le céleri-rémoulade te refait le niveau. Là, juste à ce moment-là, j'imagine l'air pincé d'une précieuse ridicule, d'un expert de la foodisterie parisienne devant l'absolu manque de "graphisme" de l'assiette de céleri…


Autour d'un colosse en costume beurre frais et chemise noire escorté d'une fausse Éva Darlan aux atours pigeonnants, un groupe s'installe. Des rires, les bouchons sautent. Une cascade de têtes de veau pour dire merde à l'hiver. Le beaujolais se boit par paire, c'est du chiroubles 2010, Charvet Anthony, vous avez ses coordonnées sur l'étiquette (on me dira plus tard beaucoup de bien de ce jeune). Profitons-en, il n'est pas inscrit sur la liste officielle du savoir-boire branché, donc c'est pas cher et bon.


Pour le boire comme pour le manger, c'est d'ailleurs amusant cette manie moderne, cette litanie des produits incontournables, éternels (éventuellement oubliés six mois plus tard) sans lesquels on ne peut s'attabler sans déchoir. L'avantage de la tête de veau (les assiettes sont vides et bien vides), c'est que c'est un peu hors-circuit. Ça effraye les pimprenelles, souvent écolos mais allergiques aux abats. Mais va savoir, ce sera peut-être un jour à la mode à Paris et tous les couillons ne mangeront plus que ça. Pendant six mois là encore. Parce qu'après ce sera ringard, il faudra se régaler de pines d'ours du Tibet fumées au bois de magnolia du Honduras par un ancien éducateur spécialisé (ou chasseur d'amphores), rejeton d'un pilote d'avion suédois et d'une artiste malgache, devenu, selon la gazette, artisan de génie.
En attendant, je vais pisser avec bonheur mes pots de beaujolais. Sous le regard de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme qui orne la porte des gogues.


Ah oui, où en étais-je? Ce n'est pas parce qu'on dit n'importe quoi qu'il faut le dire n'importe comment! Structurons un peu cette chronique en forme de promenade digestive. Laissons ce plat de méditation qu'est la tête de veau produire tranquillement son effet. Ne nous engouffrons pas dans le métro Faidherbe. Pensons. Marchons.
Le froid pique les yeux, la rue de Lappe sent le surgelé. L'air de ce samedi après-midi est presque aussi glacé que les assiettes du déjeuner branchouille-PacoJet de la veille. Mais autrement stimulant! Je repense justement à ce conformisme évoqué plus haut, éventuellement parisianiste, qui s'empare en France de tout ce qui s'écrit sur le contenu des assiettes et des verres. À cette espèce de consanguinité intellectuelle qui nous agace, nous pauvres provinciaux, tenus à l'écart des lumières de la Capitale, une consanguinité qui n'a pas grand chose à envier à celle des étroites vallées des Pyrénées ou des Alpes.


Paris est vraiment superbe. Et encore plus ainsi, à hauteur d'homme. Tant pis si l'on dénigre parfois son côté ville-musée. Mais, passé le boulevard Beaumarchais, pénétrant dans le Marais, je ne peux m'empêcher de songer au massacre institutionnalisé perpétré dans les quartiers équivalents d'autres cités. Vous voulez que je vous parle de Barcelone, des bulldozers qui aujourd'hui encore?… Ouf, les horribles galeries de croûtes de la place des Vosges sont passées (vous avez vu ce Latour sans Quentin?), voici la rue des Francs-Bourgeois. Une bougie parfumée par ci, une paire de tennis par là, et la façade hiératique du musée Carnavalet. Quel contraste en tout cas avec les échoppes d'artisans de la rue de Montreuil!



Consanguinité, conformisme, promiscuité, rien de nouveau sous le soleil. Bien avant que l'on invente la "pensée unique" (appellation un rien incontrôlable), on se moquait déjà de ces enfants de l'air du temps. Quant au nombrilisme, il ne constitue pas un mal endémique de la capitale de la France. Et puis, à tout prendre, en matière de nombrils, j'aime autant celui, très parisien, de Jeanne Moreau que celui de Dali…
Non, ce qui m'étonne, avec la montée d'Internet, des blogs, des réseaux, mais aussi avec tout ce qu'on nous a tartiné sur la décentralisation, c'est qu'on entende finalement toujours aussi peu de voix discordantes. Je ne parle là que de casse-croûtes et de canons à boire, mais on pourrait développer. Je m'étonne qu'avec tant de nouvelles possibilités d'expression les régions françaises se manifestent aussi peu, que le Web liquide et solide demeure aussi jacobin, engoncé, cantonné à quelques arrondissements de Paris, comme la Presse de jadis. Il y a des exceptions, bien sûr, dans les vin avec quelqu'un comme Olif, le maréchal naturiste, qui n'a de cesse de faire la promotion des vins de sa chère Franche-Comté, quelques rhodaniens, des Bourguignons d'exception, Michel Smith en Roussillon, des velléités toulousaines, mais globalement, le centralisme perdure, même Bordeaux se tait et l'on continue de nommer les préfets place Beauvau. Bref, dans la Bloglouglou (comme on dit vilainement), ça sent le renfermé.



Excusez-moi, mais il fait vraiment froid. Laissez-moi cinq minutes, le temps d'aller aux Canotiers du Marais m'acheter une casquette irlandaise. La Chapellerie Simon, une maison de famille, c'est l'autre bonne adresse du jour avec La Ravigotte. Vous la trouverez rue Sainte Croix de la Bretonnerie, au numéro 11, pas très loin des Archives et des accueillantes Caves Bossetti, dans la rue éponyme.
Mais revenons à nos moutons, car c'est aussi de panurgisme dont il est question dans cette affaire. Effectivement (et on m'a dit que je n'étais pas le seul), j'ai envie de lire autre chose sur le vin et la gastronomie, m'ouvrir à d'autres regards, d'autres points de vue. De m'élargir l'horizon.
Par parenthèse, j'ai appris, pour avoir reçu une invitation que je ne pourrai honorer, que La Revue du Vin de France allait, le 9 janvier, décerner ses récompenses pour 2014. Et mon petit doigt (collant de tête de veau) m'a dit qu'en plus du vigneron, du négociant, du caviste de l'année serait honoré pour la première fois le blogueur (ou la blogueuse) de l'année. Camarades de la RVF, vous qui êtes à l'affut du move, je suis persuadé que vous allez montrer l'exemple en décentralisant. En ouvrant les fenêtres, en créant des courants d'air, en osant franchir le Périphérique, et pourquoi pas les frontières (la francophonie est vaste), en filant au Québec, en Suisse (vous lisez Jacques Perrin?), ou pourquoi pas en Belgique? Ça aura de la gueule, ça, au Bristol: "la blogueuse de l'Année nous vient d'Outre-Quiévrain, et elle s'appelle…" Oui, ce sera moins parigot. 


Ce qui nous ramène à ma chère** tête de veau. C'est fou ce que, chemin faisant, on lit dans une tête de veau; autant que les haruspices dans les entrailles des bêtes. Mieux encore qu'un plat de méditation, un plat de divination, un plat magique!
Cela dit, excusez-moi, je souhaiterais pour conclure passer une annonce à caractère privé. Dans un autre quartier de Paris, rue de Dunkerque, près de la Gare du Nord, la librairie NordEst présentait en vitrine un ouvrage que je tiens à me procurer, son titre est un poème: Parigot, tête de veau. Le boutiquier, arguant du fait (respectable) qu'il s'agissait d'un élément sacré de sa bibliothèque personnelle n'a pas voulu me le céder. L'auteur de l'ouvrage, ma compatriote et consœur Blandine Vié, alias Greta Garbure, m'a fort gentiment envoyé le manuscrit de ce livre, je l'ai ouvert, et j'ai renoncé. Je veux ce bouquin pour de vrai! Je veux le toucher, la caresser, le sentir! Je veux le lire comme on mange une tête de veau! Si quelqu'un parmi vous bien aimés lecteurs… J'attends les propositions… 



* Je crois qu'il officie désormais du côté des Buttes-Chaumont.
** Pas coûteuse, chère, 11€ en plat direct pour ceux qui n'ont pas lu le menu de La Ravigote!

 

Commentaires

  1. Ça sent bon Paris, ça. Je vais voir si je trouve le livre de Blandine… mais sans garantie. ;-)

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  2. T'es bon dans le registre "je regarde mes chaussures qui marchent". Bravo

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  3. Pousson c'est simple tu vas là http://livre.fnac.com/a874303/Blandine-Vie-Parigot-tete-de-veau et puis pour la RVF moi je suis blacklisté le 9 janvier allez donc savoir pourquoi ?

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    1. Merci, Jacques, en fait, je l'ai trouvé hier, un commentaire m'a prévenu sur FB lors de la sortie de la chronique. Parce que l'hiver dernier, quand je l'ai cherché, il n'y avait rien sur la marché.
      Pour le Bristol, je te passe mon invit', tu iras applaudir la Reine des Belges de ma part!

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    2. Moi aussi, je peux passer mon invitation, je serai dans une grande île entre un verre de rhum et un cigare...

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    3. Pour retrouver Gilles Bénard, il faut sortir des quartiers chics Vincent ;-) Et pousser jusqu'à Que du bon, rue du Plateau dans le 19ème. Super adresse, magnifiques vins, produits à tomber par terre comme d'habitude (c'est quand même chez lui que j'ai mangé le meilleur onglet de mon existence!) Tiens Pudlo en parle
      : http://www.gillespudlowski.com/8230/restaurants/paris-19e-que-du-bien-et-du-bon-chez-benard#.UqoADI1Vv-k

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  4. Le carpaccio de tête de veau, il faut quand même goûter celui d'Alain Chabrier à La Rôtisserie des Carmes à Toulouse. Mais faites vite, le chef va bientôt prendre sa retraite.

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