Le vin n'a pas de prix.


Ce que je déteste le plus au milieu de l'été (en fait, ça commence à la fin du Tour de France), c'est que les commerçants se croient obligés de nous balancer l'automne dans la gueule. Ça commence comme toujours avec les marchands de fringues qui nous sortent les chandails et les bottes en fourrure alors qu'il fait 38° à l'ombre. Et qui vont très vite se plaindre parce que personne n'achète… Puis, les vendeurs de crayons leur emboîtent le pas: cartables, trousses, cahiers, stylos, "c'est la rentrée!" Et début août, désormais, commencent à fleurir dans la Presse pinardière les incontournables articles sur les vins foireux. Pardon, sur les "foires au vin", enfin sur ce moment de l'année, censé être celui des vendanges, où les super-hypermarchés entassent sous des néons verdâtres des monceaux de bouteilles, généralement bordelaises, entre les couche-culottes et les détergents ménagers.


À la Revue du Vin de France, c'est Raoul Salama qui s'y collé au pousse-caddie. Et, pour nous faire saliver, il nous donne un avant-goût des trésors que vont entreposer à la rentrée Marcel Carrefour et Gerhard Lidl. Je vous passe les détails, mais j'y apprends qu'un de leurs concurrents, Maurice Intermarché, va proposer du pauillac de la marque Mouton-Rothschild 2010 à 900€ le bout. Mieux encore, Lucien Auchan, un ch'ti, envisage de fourguer à 895€ le Lafite-Rothschild 2009, une star interplanétaire que même Uncle Bob a trouvée supergéniale et que les Chinois s'arrachent!


Alors, je sais, pingres comme vous êtes, vous allez me dire que ça fait une somme. Tout en me disant qu'avec 895€ je remplirais mon coffre de vins qui font vraiment plaisir, je vais essayer de na pas vous donner raison immédiatement. Je vais garder la tête froide, et appliquer, ce qu'on fait trop peu en journalisme, le droit de suite. Et revenir sur le tarif de ce fameux Lafite-Rothschild 2009, à sa sortie "en primeur", au printemps 2010. Parce que vous le savez, quand on est le Roi des bonnes affaires, ses bordeaux, surtout les Grands Culs Glacés, on les achète "en primeur", ce qui signifie qu'on les paye deux ans à l'avance, sans les avoir goûtés, sur la foi des racontars des Huggy-les-bons-tuyaux du Mondovino. Tiens, comme ça, en passant, vous voulez connaître le tarif moyen pour le grand public (en €TTC) de cet indispensable Lafite-Rothschild 2009 à l'époque de sa sortie "en primeur", au printemps 2010? 1379,40€*. Et les spécialistes vous avaient prévenu, il fallait faire vite, il n'y en aurait bientôt plus! 1379,40€, je répète, contre 895€ aujourd'hui chez le pote Lulu, soit un delta de 484,40€, plus de 50% (et je passe le coût de l'immobilisation de l'argent)! Chapeau bas, vraiment devant les Rois des bonnes affaires qui ont "investi" dans une ou plusieurs caisses de ce nouvel Emprunt russe! Et merci à tous les Huggy-les-bons-tuyaux du Mondovino


Beaucoup d'autres vins "spéculatifs" (Pontet-Canet 2010 note par exemple Raoul Salama) sont moins chers aujourd'hui en GD qu'à l'achat en primeur. Pourquoi? Parce que tout simplement les tarifs étaient délirants, et que pour de vastes propriétés comme Lafite (103 hectares de vignes!) le vin est tout sauf rare. J'avais commis en 2010 un texte sur les primeurs 2009, repris dans la chronique gastronomique du quotidien espagnol La Vanguardia par Sergi Ferrer-Salat**. Il n'y a pas grand chose à ajouter.


Voila qui m'amène à une réflexion plus large sur le prix du vin. Mon camarade Nicolas de Rouyn nous avait gratifié il y a quelque temps d'une leçon d'économie, ode aux vertus du libéralisme pinardier. Dans ce texte, il n'est pas question des primeurs 2009, c'est déjà du passé, dépassé, oublié. Il s'agit de défendre certains délires tarifaires du millésime 2012 (j'entends au loin sonner l'Angélus…), éventuellement en faisant pleurer dans les chaumières sur le sort du pauvre petit vigneron de base. Là, qu'on ne se trompe pas, sur le sort de ces paysans sincères qui ont du mal à joindre les deux bouts, je ne me permettrais pas de le contredire; il m'arrive même de m'effrayer, comme ici à Cahors, du prix trop bas de certains crus qui me semble mettre en péril la pérennité de l'exploitation. Pas plus que je ne m'inscrirai en faux devant sa critique du merdier administratif français. En revanche, cher Nicolas, je t'invite à regarder un peu plus loin. À envisager l'avenir, à une ou deux générations près. À essayer d'imaginer comment vont s'effectuer concrètement les transmissions de Domaines devenus des poules aux œufs d'or, poules qui vont évidemment attirer des convoitises extérieures ou internes, familiales, poules que l'on va tenter de plumer, de saigner, de tuer.
Oui, Nicolas, tu le sais, à Saint-&-Millions ou ailleurs, l'argent n'est plus le serviteur, mais le maître. Et ça, ça a et aura un prix. Pense à ces vignerons talentueux, créatifs, savants qui peu à peu devront céder leur place à des énarques à la botte de tel ou tel milliardaire lointain, de telle ou telle multinationale.


Je n'ai rien contre l'argent, ma culture protestante me l'interdit. Et ce débat va bien au delà, de l'argent et de la vulgarité qu'il peut parfois induire***. Mais, si le vin est ce qu'il est, passeur de culture tout autant que produit commercial, c'est aussi parce que depuis des siècles, il y a été question aussi de sagesse paysanne. Les changements, les progrès qui se sont fait jour à la vigne comme au chai ont été longuement mûris; comme les bons marins, les vrais vignerons n'aiment pas trop les brusques changements de cap, au gré des modes et d'impératifs chimériques. Si le vin est ce qu'il est, c'est également car il recèle en lui une part sacrée, divine, éternelle, que ne peut comprendre aucun comptable, même le plus vétilleux. Qu'on laisse totalement le vin aux mains des marchands, et il perdra son âme, deviendra une boisson comme une autre. Mortelle. Et ça, je ne peux pas m'y résoudre, car pour moi et tant d'autres, comme tout ce qui est sacré, le vin n'a pas de prix.




* Pour tous les renseignement statistiques sur les tarifs bordelais, une référence, le blog de Bertrand Le Guern.

** Voici ce texte.
Les amateurs de bordeaux s'en souviennent, c'était il n'y a pas si longtemps, au mois de juin dernier. Le téléphone n'arrêtait pas de sonner. « Dépêchez-vous, il n'y en aura pas pour tout le monde! », « les Chinois achètent tout! », « je vous en garde une caisse, parce que c'est vous! », « réservez dès maintenant, c'est urgent! » On se serait cru à la Bourse, autour de la Corbeille, pris dans un tourbillon, une frénésie haussière qui n'allait jamais s'arrêter. À en croire la rumeur – savamment entretenue?–, la pénurie guettait. À plus d'un an de leur mise en bouteille, alors même que du Médoc à Saint-Émilion les chais étaient pleins, les primeurs 2009 faisaient entrer le Mondovino dans un phénomène spéculatif d'une force inconnue jusqu'alors.
Pourquoi? Pourquoi ce début d'hystérie collective? D'abord parce que la Gironde a connu à la fin de l'été 2009 un climat quasi méditerranéen. Du coup, les cabernets, et même les petits verdots et le carmenère sont vraiment mûrs et parfaitement sains! Dans les jus, pas de goût de poivron, un fruit éclatant, des vins concentrés mais déjà gourmands, un peu, finalement, à l'image de ce que proposent les vins du Sud… S'ensuit le travail de la Place de Bordeaux et de ceux qui font le marché : Parker, l'Uncle Bob des USA, ne déçoit pas, Jancis Robinson, la grande prêtresse des négociants londoniens, sourit en dégustant. C'est forcément très bon, ce sera donc cher. Très cher en fait, très très cher! En juin, les prix tombent: jusqu'à 550€ hors taxes en première tranche pour une bouteille (virtuelle) de premier cru, puis, pour le grand public 1200€ HT; certains Châteaux, comme Mission Haut-Brion, n'hésitent pas à forcer le trait en affichant des augmentations qui peuvent grimper jusqu'à 399% par rapport à 2008. Le Web du vin ne parle plus que de ça: « une suggestion à l'intention des propriétaires de grands crus bordelais : placer des capitaux dans les voyages intergalactiques ! Car, au vu des tarifs de bouteilles de 2009 (qui s'avéreront peut-être dans 10 ans moins bonnes qu'un cabernet du Penedès), après les Chinois, il va falloir rapidement trouver de nouveaux pigeons ! Sélénites, Martiens, Vénusiens… » peut-on lire sur FaceBook. Malgré cela, rares sont ceux qui résistent au coup de folie; parmi eux, Anthony Barton, Bernard Magrez, des propriétaires qui bien qu'ayant obtenu des notes exceptionnelles pour leurs crus semblent se méfier de cette surchauffe et des conséquences qu'elle va nécessairement impliquer.
Ces conséquences, elles sont évidemment de différents ordres. Les premières d'entre elles se manifestent dès cette rentrée de septembre: les marchands de vins bordelais, moins survoltés qu'en juin, se rappellent au bon souvenir de leurs « pauvres » clients européens. Et, miracle! il reste des bouteilles à vendre. Tiens, voilà qu'un négociant du Libournais nous propose du Léoville Las Cases, un deuxième Cru de Saint-Julien qui était sorti avec 173% de hausse à 286€; visiblement, les Chinois ont été plus raisonnables que prévu puisque l'offre est maintenant à 216€… Mais dans le même temps, son voisin Léoville-Barton qui s'appréciait en juin à 74€ est maintenant grimpé à 95€; le marché semble se réguler! Il est vrai qu'il ne faut pas croire que lors des ventes en primeurs la totalité de la production est vendue, notamment dans les vastes Châteaux médoquins: ce ne sont que quelques « tranches », quelques lots qui sont offerts aux acheteurs. Rendez-vous compte, Léoville Las Cases, cela représente pas moins de 97 hectares, Lafite-Rotschild, 103… Rien à voir avec les micro-propriétés bourguignonnes dont les clos se mesurent en ares, les Domaines familiaux du Priorat ou même les Châteaux de Pomerol aux parcelles lilliputiennes à côté de ces géants!
Autre conséquence, l'effet de cette augmentation brutale sur les acheteurs traditionnels de bordeaux. Beaucoup ont refusé de suivre, soit pour des raisons économiques (la crise existe!), soit, assez souvent, parce qu'ils avaient un peu l'impression que l'on commençait à se moquer d'eux et qu'il n'y avait pas vraiment de rapport entre le prix, la rareté, la qualité et le coût réel de ce qu'on leur proposait. Ce qu'avait écrit dès la mi-juin François Mauss dans le blog du Grand Jury Européen dans un article virulent intitulé les Madoff du vin: « on assiste à une course éhontée vers l'argent pour l'argent, sans oublier la nique au voisin dont on se moquera parce qu'il a vendu moins cher. Et ne sont pas seulement responsables les producteurs. Les acheteurs ont aussi leur part de folie dans cette situation quasi injurieuse pour les producteurs plus modestes d'autres régions, faisant souvent bien mieux, et qui, quelque part, sont outragés, humiliés par ce qui se passe à Bordeaux. » Humiliés aussi, au passage, les Américains, de bons et vieux clients, à qui l'on signifie indirectement que désormais les bordeaux c'est trop cher pour eux puisqu'ils sont moins riches que les Chinois… Mais que se passera-t-il les prochaines années, à qui, dans quels circuits de distribution va-t-on vendre le vin s'interrogeait récemment en privé un propriétaire/négociant célèbre et avisé de Saint-Émilion? En clair, les clients traditionnels vont-ils revenir? Car il est encore un peu tôt pour compter sur les Sélénites, Martiens et autres Vénusiens…
Ultime conséquence de cette folie spéculative, la valeur de l'exemple. Certains dans le Monde, jusqu'ici en Catalogne, ont tenté « le coup des primeurs », proposant virtuellement des crus excellents certes mais sans réelle réputation internationale, sans passé, à des prix exorbitants sur un marché déjà saturé par les stocks. Parce que franchement, si l'on doit en parler, il ne faut jamais oublier que le prix moyen des bouteilles vendues en Europe oscille entre 3 et 5 euros (IVA comprise), c'est à dire plus de 100 fois moins cher que ces premiers crus à 500€ hors taxe!
La question est donc, faut-il acheter des bordeaux 2009? Et la réponse est… oui! Oui, mais pas obligatoirement en primeur (c'est de toute façon un peu tard); un peu comme avec les 2005 dont les prix réels ont souvent été inférieurs aux tarifs en primeur, il se peut qu'en attendant leur sortie de la virtualité vous ayez de bonnes surprises tout comme vous en aurez sûrement en vous offrant des crus, classés ou pas (bordelais ou pas, d'ailleurs) dont les propriétaires auront su raison garder.



Commentaires

  1. Article très intéressant.
    En revanche, pensez vous que des clients vont pouvoir se procurer du mouton à 900€, car à ce prix là, je vois bien certains négociants racheter tout le stock pour les vendre à l'export...

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    1. En fait, s'ils n'en trouvent pas en GD, ils pourront chercher sur le Web.
      Voici pour Mouton 10: http://www.wine-searcher.com/find/mouton/2010
      Et voici pour Lafite 09: http://www.wine-searcher.com/find/lafite+rothschild/2009
      C'est même moins cher qu'au pousse-caddie.

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