Plus royaliste que le Roi.


Le populisme a aussi cours dans le vin. Malheureusement. Sous couvert d'éducation des masses, de prosélytisme plus ou moins commercial, de vulgarisation (terme parfois tellement idoine…), les Trump, Le Pen, Iglesias & Mélenchon associés de la boutanche vous expliquent que le pinard, ça ne s'apprend pas. La connaissance vient comme ça, plus immanente que transcendante, le type ou la nana s'asseyent devant le bar, et la Lumière est. S'ensuivent, preuve de ce miracle digne des marchands de Lourdes, des "sacébon" (ou "sacépabon"), "super-glouglou", "slurp", "tuerie!"…, qui oscillent semble-t-il entre l'Hosana du curé et l'Eurêka d'Archimède, ce qui nous ramène à notre sujet liquide.. 


Ce culte populiste de l'ignorance, souvenez-vous, je l'avais évoqué ici, à propos d'une petit verre de vernaccia-di-oristano. Son espèce de brutalité qui veut nous priver des mystères du vin lequel aime tout sauf le simplisme (il y a le Caca-Cola pour ça). J'en parlais aussi à propos d'autres boissons d'initiés, les rancios du Roussillon*, des vins "pour faire fuir les cons" écrivais-je alors, me permettant en prime de dire l'ennui mou et profond que suscite en moi la majeure partie des vins "orange", icônes de la mode fringo-pinardière. Comment ne pas poursuivre en évoquant une des plus grandes énigmes de la planète bachique: le palo cortado.


Le palo cortado, c'est la quadrature du cercle. Une rareté, un mouton-à-cinq-pattes dans l'univers lui même bizarre, complexe des vins oxydatifs andalous, qu'ils soient de Jerez-de-La-Frontera, de Montilla-Moriles, ou même parfois de Sanlúcar-de-Barrameda.
Son nom, étrange lui aussi, explique sa trajectoire. Palo cortado, ça signifie "bâton ou trait coupé" en espagnol. Ces bâtons, ces traits, ces signes de reconnaissance, ce sont ceux que dessine à la craie, sur les barriques, les botas, le maître de chai qu'on appelle capataz** dans cette partie de l'Espagne. Au fur et à mesure de l'éducation des vins, comme dans une espèce de gare de triage, ou plutôt de centre d'orientation (car c'est bien d'éducation), le capataz décide leur avenir. Un seul trait, et tu quitteras tôt l'école, tu finiras fino, ou manzanilla, mon fils; il n'y a pas de sot métier! L'école, c'est la barrique, vieille, parfois hors d'âge, noire. Elle contient cinq ou six-cents litres, mais on ne la remplit pas complètement, pour que, grâce à l'oxygène se forme le voile de levures, la "fleur", sous laquelle l'élève étudiera le temps tout en se prémunissant de ses effets les plus néfastes.


Mais comme la rose, la fleur ne dure pas éternellement. Une dizaine d'années (ce qui est quand même plus long que l'espace d'un matin). C'est le temps de l'enseignement supérieur, des hauts-grades, de la sélection aussi, car il va falloir, après l'élevage dit biologique et la lente agonie de la fleur, affronter l'oxydation. 


Le capataz décèle chez toi une puissance, une force physique, une structure, et l'on tracera un  O, comme oloroso. On sent que plus que par la corpulence, tu te distingues par ta délicatesse d'esprit, ta finesse, un A dans l'O, comme amontillado. Et si, par miracle (on aime aussi les miracles en ce pays catholique), tu possède les qualités de l'un et de l'autre, sobrement, le capataz barrera le bâton, le trait vertical d'un autre, horizontal, pour affirmer que tu es un prince***.


Ne vous fiez pas, ne vous effrayez pas non plus de ce formalisme dont raffole l'Espagne, ici, ou par exemple dans la corrida. Ces vins sont fantasques, et savent parfois se jouer des catégories, lesquelles éventuellement se chevauchent. Mais j'ai tendance à dire que le palo cortado, lui, représente un monde à part l'univers liquide. Pour en revenir à mon propos du début, et faire une comparaison solide, il y a à peu près autant de rapport entre ce type de produit et une macération carbonique sucrailleuse, qu'entre un chardonneret des bois engraissé, naturellement poivré, et une tartine de Nutella sur du pain de mie industriel.


Que faire, justement, de ces vins-là? Peut-on les envisager à table? Pourquoi pas. Sur des plats tout aussi hors-normes qu'eux. Une bécasse bien mûre, une tête de carabinero, un fromage violent. Même si je pense que l'accord idéal demeure un fauteuil en cuir et un havane. Partez en tout cas du principe que derrière eux, vous ne boirez plus rien.
Parce qu'on parle de vins qui allègrement grimpent au-dessus des vingt pour cent d'alcool, sans aucune lourdeur, notamment à cause d'une acidité (volatile en particulier) intense. Ne croyez pas pour autant qu'il s'agisse de "vinaigre", la bouche est structurée, corpulente, sans sucre résiduel mais d'un volume important, et d'une longueur infinie.
Puisqu'on cause tek-nik, ne parlez surtout pas de cette chronique à votre œnologue préféré(e), d'un point de vue analytique, on est ici dans le délire, ou le cauchemar, c'est selon. En tout cas dans "l'impropre à la consommation". À un bémol près, c'est que dans ces crus étranges, tous les curseurs sont dans le rouge, dans l'excès, l'équilibre s'instaure. Par parenthèse, dites à votre œnologue que quand le vin est parti en vrille, à Jerez (et Montilla-Moriles), on a au moins l'honnêteté d'en faire du vinaigre, souvent excellent, et de ne pas tenter de l'infliger au consommateur sous forme de solution buvable.


Toujours est-il que, quoi qu'en dise l'œnologue, le plus impressionnant peut-être, dans le palo cortado, plus encore que cette longueur, c'est le parfum. Nous volons dans l'esprit de vin, l'éthéré.
Tenez, l'autre jour alors que j'en sirotais deux au bar en rentrant de boire de l'amontillado, Mayte, une sommelière (andalouse il est vrai) qui venait prendre son service s'est exclamé "tu bois du palo cortado!" La pièce, pourtant immense, était imprégnée de cette odeur si particulière, de cette huile essentielle de son pays dont les élégants se mettent un goutte dans le cou ou sur la pochette avant de sortir. Il est vrai qu'une demi-heure plus tôt, son collègue Nicolas avait fouillé la cave de verre et d'aluminium de Monvínic pour en extraire un monstre, la rareté des raretés, le n°62 d'Equipo Navazos.


Cette bouteille très particulière, introuvable, succédait à un palo cortado royal, celui de Fernando de Castilla. Mais, plus royaliste que le Roi, il l'a fait passer sous la table. Equipo Navazos, je vous en ai parlé, est une associations de grands amateurs de jerez & Cie, non professionnels du vin, qui exhument des bodegas andalouses des trésors qu'ils mettent ensuite en lumière. Il n'est pas faux de dire qu'ils ont largement contribué au retour en grâce de ces produits si spéciaux, on peut même parler de mode planétaire****: pour dire, même en France (où nous sommes pourtant un peu péquenots), il m'arrive de croiser quelques uns de leurs flacons les plus connus.
Le n°62, donc, est la bouteille du dixième anniversaire de leur association. Une barrique entière, qui ne contenait plus que trois cent litres (la part des anges…) d'un vin du village de Chiclana, au sud de Cadix, caché depuis cinquante ou soixante ans dans la cave de Manuel Aragón. Je me suis enivré de ses incroyables arômes d'immortelles, d'amandes grillées, de cédrat, de vieux cognac et de café. Je m'en suis imbibé très exactement.


Les meilleurs des palos cortados, à l'image de ce n°62, sont tout sauf une "tuerie" ou je ne sais quelle bruyante onomatopée destinée à masquer un sourire purement commercial et de lourdes déficiences en terme de vocabulaire et de syntaxe. Ils sont des moments de civilisation, hésitant entre le mystique et l'intelligent. Ils sont un instant d'amour, quand l'Espagne à l'oreille te murmure "te echo de menos", cette façon de dire "je t'aime" largement supérieure au "te quiero" des rengaines pleines de corazones.
Avec sentiment, ils parlent de savoir, et barrent la route aux crétins du goulot, aux brutes insipides qui, juchés sur des caisses d'oranges, beuglent l'horrible "quand j'entends parler de culture, j'arme mon Browning."




* J'en profite pour vous annoncer la sortie prochaine d'une monographie collective sur ces autres moutons à cinq pattes de la viticulture mondiale. Ce sera à la fin du mois de novembre aux Éditions Trabucaire à Perpignan. J'y ai mis en perspectives les rancios catalans avec les grands vins oxydatifs de la planète.
** Capataz signifie littéralement contremaître. Dans la bodega andalouse, il prend une toute autre valeur, teintée de grand respect.
*** Suivant les bodegas, les traits de craie pourront devenir des flèches, des palmes (lire ici), etc. Comme avec les vins, il existe des variations. Et également d'autres catégories et sous-catégories non évoquées ici.
**** Il est étonnant, je l'évoquais ici, de constater cet engouement pour des vins dont l'approche, et le tarif, peut rebuter le profane. J'ai envie de le mettre en perspective avec les larmes de sauternes qui humectait il y a trois jours les pages du journal Sud-Ouest. À Jerez, on n'a pas baissé la garde ni fait de cocktails bâtards, ni écouté les conseils avisés de tel ou tel fonctionnaire rapporteur. On s'est concentré sur ce que l'on savait faire, on l'a magnifié.


Commentaires

  1. Bu récemment deux grands Palo Cortado (Bodegas Tradicion et Lustau) et surtout un immense/renversant Palo Cortado d'Equipo Navazos (La Bota n°52).

    On va dire que on est dans un format intermédiaire entre un amontillado et un Oloroso.
    Mais cet intermédiaire dépend de chaque maison.

    Bien malin qui peut décréter Palo Cortado à l'aveugle (y compris Jesus Barquin, de Navazos).

    Par ailleurs, une dégustation des meilleurs vins orange géorgiens montre des styles bien différents ... plus ou moins massifs (et il y a ce goût de jarre).

    Un cogneur : Tsikhelishvili Wines Rkatsiteli 2010 Zemo Alvani/ Akhmeta (Kakheti)
    Un tendre : Junior’s Marani Rkatsiteli 2014 Shilda (Kakheti)

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    1. C'est amusant, mais il me semble que LE palo cortado, tel que défini par le criminologue, est assez facile à reconnaître dans son envolée, son irréalité, sa démesure. Après, je ne parle pas des PC de contrebande, qu'il dénonce d'ailleurs comme des crimes (marketeux) contre le bon goût.
      Bien d'accord pour 'Tradición', mais ce 62 est tout simplement incomparable.

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  2. El capataz de los cargadores. Merci Vincent pour ta contribution à l'humanité. Conrad apporta la sienne. Iaccopo, dans sa nouvelle nouvelle adresse à Paris, Vantre, y participe également. Rien à voir et pourtant. Edouard

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    1. Vantre, je ne connais pas, je suis allé voir le site mais il est taiseux…
      http://vantre.fr/

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  3. Taiseux comme Nostromo d'ailleurs. J'ai en effet l'impression que Vantre a privilégié ses fournisseurs aux attachés de presse.

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    1. Le restaurant sans attaché(e) de Presse, blogueurs à faux-nez et assimilés, c'est devenu une rareté à Paris. Mais du coup, ça fait envie!

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    2. Attachés de paresse vous voulez dire ?

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  4. " À Jerez, on n'a pas baissé la garde ni fait de cocktails bâtards" Vincent, aujourd'hui il existe de nombreux cocktails de grande qualité et l'utilisation de vins de Jerez est monnaie courante cf. Flor de Jerez de Joaqim Simo par exemple...

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    1. Je suis désolé, Laurent, mais ce n'est absolument pas l'axe de développement de ceux qui ont relancés ces appellations. Au contraire, ils ont sont allés vers plus de pureté, une traçabilité oubliée, revenir au terroir. Et c'est ainsi que leurs grands trésors aujourd'hui recommencent à se vendre à leur prix, à se consommer religieusement, en tournant le dos à une époque où malheureusement la grosse cavalerie n'avait d'autre choix que de finir dans un shaker avec des glaçons.

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    2. Complètement d'accord avec toi, je ne sous entend pas qu'il s'agit de leur axe de développement, mais que l'on peut faire de très bons cocktails avec de très bons produits et pas uniquement avec la grosse cavalerie.

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  5. Le jerez est certes utilisé en cocktail, mais le plus souvent en entrée de gamme.
    Pas exemple un fino de Tio Pepe ou un PX "générique".
    C'est le ce cas au remarquable bar à cocktails Fat Cat à Toulouse et cela marche bien.

    Je pense que les grandes bouteilles comme un Oloroso VORS de Navazos ou un Pedro Ximenez VOS (Very Old Sherry) de Bodegas Tradicion ont plus vocation à être bues seules.

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    1. Tout à fait d'accord, Laurent. C'est à ça que je fais référence en parlant de "grosse cavalerie". Personnellement, j'ai toujours une bouteille de chaque en cuisine, pour la marmite…

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  6. Bu encore hier soir un sublime Oloroso 46 de Navazos, sur Montilla-Moriles (je crois que c'est la première fois que je goûtais Navazos sur cette appellation, qui utilise donc le PX et pas le palomino fino).

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