Un dessert moderne, "nature".


Quand j'étais petit, en Couserans*, la croustade impliquait tout un cérémonial. Hors de question d'aller l'acheter dans une vulgaire pâtisserie. On montait à bord de la Fiat 128 Rally jaune moutarde de papa et on filait le long de la Bouigane jusqu'à cette route étroite, à peine goudronnée, qui grimpait entre veaux, vaches et moutons au minuscule village de Sor, au dessus de Castillon. Gare à celui qui n'avait pas chaussé ses bottes de caoutchouc! Pour arriver au four à bois d'Anna (elle n'avait pas de patronyme, on disait juste "Anna de Sor"), il fallait traverser la cour de sa ferme où, les jours de pluie, on s'enfonçait jusqu'au mollet.


Aux yeux de mon père, il n'existait qu'une seule croustade: nature. L'unique façon selon lui de mesurer la qualité du beurre mis en œuvre. Le beurre me semblait d'ailleurs une des uniques religions de ce pays sans Dieu ni maître malgré ses chapelles et ses crucifix hyperréalistes. Beurre cru évidemment, mais où l'on guettait le moindre goût de rance, avec, quand on le tranchait, ces indispensables gouttes d'eau, symboles de fraîcheur montagnarde. Il était l'âme de la croustade nature, sorte de gâteau mi-janséniste, mi-zen, à peine parfumé d'un trait d'eau de vie de prune et de deux ou trois cueuillères (cuillerées) de sucre en poudre. Je peux aujourd'hui avouer (pardonne-moi papa!) que j'aimais bien celle aux pommes, destinée aux "touristes", et encore plus celle aux pruneaux, version pleine de munificence.


Anna de Sor n'est plus qu'un souvenir, "une légende" me confiait l'autre jour un habitant d'Aucazein, une légende dont s'inspirent les femmes du coin. Car, que les chantres de l'asexuation ne m'en tiennent pas rigueur, la croustade demeure une douceur de femme. De femme forte, patiente, volontaire. Matriarche. C'est une culture qu'elles enfouissent dans ces lentes abaisses de pâte, le vieux message d'un pays pauvre où l'on savait vivre de peu, inventer une sorte de génération spontanée du plaisir. 


J'en ai goûté deux trois, et je crois avoir retrouvé une croustade du commerce qui n'insulte pas la mémoire d'Anna. C'est juste en bas de Buzan, à Orgibet, où le boulanger vendait jadis une fougasse de rêve, acidulée, qui, mariée au beurre sus-cité, donnait au chocolat au lait du matin un goût si particulier. De ce lait, il faudrait en parler d'ailleurs, parfumé aux fleurs des hauts pâturages, qui dans la nuit se transformait en caillé quand l'orage menaçait. Mais revenons à Escrive, le boulanger d'Orgibet, devant la vitrine duquel passent chaque année les coureurs du Tour de France, avant d'aller s'adonner, une poignée de kilomètres plus loin aux plaisirs masochistes du versant dénudé du Col de Portet d'Aspet.


Sur commande, la veille, la mère de la maison vous confectionne pour neuf euros pièce la croustade de votre choix. Nature bien sûr, avec un immense N majuscule en pâte dessus, pomme ou pruneau (ou même myrtille je crois pour les "super touristes"). Une croustade fine, croustillante puis fondante, essentielle, assez proche de celle que l'on mange dans les familles couserannaises.
Rien à voir en tout cas avec les épais gâteaux aux allures de pithiviers ou de galette parisienne qui ornent les vitrines des pâtissiers de Saint-Girons. Soigneusement enveloppée dans son papier de soie, embaumant l'eau-de-vie prune, la croustade d'Escrive respire la simplicité***.


Simplicité. Et humilité. Je repensais au vieux message du Couserans alors qu'on nous apportait le dessert dans un de ces restaurants branchés qui pullulent désormais à Toulouse, ces cantines où une certaine clientèle de la Ville rose, par frustration peut-être, dédaigne ses racines pour jouer au Parisien de pacotille. Avec, par parenthèse, un naturel qui n'est pas sans rappeler celui des vieux cabots de la Comédie Française. En plein mois d'août, par 33°C., après les fleurettes et la sucraille d'usage, on y servait un épais gâteau à la banane. J'étais rassuré d'avoir dans le garde-manger***, en direct de montagnes, trois belles croustades, dessert léger, spirituel, essentiel, "nature". Et furieusement moderne.




*Lire ma précédente chronique sur cette enclave gasconne en Ariège. Sor était elle même une enclave languedocienne dans ce Couserans gascon.
** J'en ai également trouvé une excellente au restaurant de Galey, Chez Monique et Stéphane, un peu plus riche, aux pommes, mais dans l'esprit (photo ci-dessous). Très gentille maison d'ailleurs, où l'on sert les produits du pays avec beaucoup d'honnêteté, de l'excellent veau notamment.
*** avec en cave ce qu'il faut de sublimes jurançons, les meilleurs amis de la croustade dont il me faut vous parler bientôt.





Commentaires

  1. Quel plaisir de te lire Vincent ... merci pour ses magnifiques lignes . Cdl

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