Gargantua, le vin & les moutons.


L'argumentaire des vendeurs de fringues, y compris ceux qui désormais croient régner sur le pinard et la bouffe, reste d'une merveilleuse naïveté. Des ressorts simples, pour tenter de rassembler un troupeau d'esprits simples. Une mode et des diktats auxquels il convient de se conformer aveuglément*. Sous peine d'être automatiquement rangé aux rayons "vieux", "rétrograde" (éventuellement facho ou pétainiste, ça fait "type engagé", ça donne une contenance) ou pire, "provincial". L'inclination personnelle est une déviance, le libre-arbitre, une hérésie, ou un crime contre le Parti, selon l'humeur.


Là où je me faisais cette réflexion, sur les douces routes du Véron, entre Loire et Vienne, comment ne pas penser à Rabelais, au Quart Livre et aux moutons de Panurge?
"Soudain, je ne sais comment la chose arriva si vite, je n’eus le loisir de le considérer, Panurge, sans dire autre chose, jette en pleine mer son mouton criant et bêlant. Tous les autres moutons, criant et bêlant avec la même intonation, commencèrent à se jeter et sauter en mer à sa suite, à la file. C’était à qui sauterait le premier après leur compagnon. Il n’était pas possible de les en empêcher, comme vous connaissez le naturel du mouton, qui est de toujours suivre le premier, en quelque endroit qu'il aille. Aristote le dit aussi au livre 9 de L’Histoire des animaux, c’est l’animal le plus sot et inepte du monde."


Le fleuve, qui coule et s'en fout, a plus que l'habitude des guerres picrocholines. En Loire plus qu'ailleurs (la proximité de Paris et de son Sentier pinardier n'y est sûrement pas pour rien), il y a les marques qui "vont bien" et les autres. Celles que l'on porte ostentatoirement, un peu comme les péquenots qui jadis conservaient la marque du couturier sur la manche du costume neuf. Celles qu'il faut boire, qui prouvent que l'on n'est ni "vieux", ni "rétrograde", ni "provincial". Qu'on est quelqu'un de bien, un vrai buveur d'étiquettes branchées.


Et puis, il y a les autres. Toutes les autres. Une ribambelle de bouteilles dont on se régale mais avec lesquelles on n'oserait pas sortir à la capitale. Pas assez chic, pas assez chères.
Tiens, par exemple, ce merveilleux chinon de Pichard**, la cuvée intermédiaire, Les 3 quartiers, que j'ai débouchée hier: un cru gargantuesque, ample et tenu, acheté six ou sept euros l'unité il y a quelques années au domaine. À l'époque, vu son tarif prolétarien, les snobs ne lui accordaient même pas un regard…


Là, c'est la porte d'un autre "grand vigneron de l'ombre" que nous poussons: Wilfrid Rousse, route de Candes, à Savigny-en-Véron. Un copain qui avait échangé avec lui à Millésime Bio m'en a posé une quille sur la table la semaine précédente, un énorme 2010, Clos de la Roche. C'était tellement bon (quoiqu'encore jeune) qu'on a extrapolé, déliré sur son prix que personne ne connaissait. Trente, quarante euros?


La beauté en question, gourmande, charnelle, est toujours en vente au domaine, il en reste quelques bouteilles: 13€TTC, sourire inclus. En prime, il est escorté d'une remarquable 2011, un poil plus aérien, qu'on boira avant le 2010. Et je ne vous parle pas des 2014 à venir. Les Galuches en donnent un sérieux avant-goût, le genre de chinon "de soif" indispensable. À l'opposé de ces crus qui, au nom de la sacro-sainte fraîcheur (qui trop souvent rime avec verdeur), couinent comme une vieille porte de chai mal graissée. Anguleux. Râpeux. Un peu tristes aussi.
Évidemment, le tarif, ridicule, de ces Galuches (7,50€) nous vaudra un haussement d'épaules et le mépris éternel des vinistas, cousin(e)s des foodistas et des fashionistas, ces précieuses ridicules de l'époque.


Ces vins à prix d'ami, on les gardera bien sûr pour ses amis. Ceux qui n'ont pas besoin de réassurance en débouchant une bouteille. Qui peuvent se régaler sans flamber ni d'exhiber une étiquette à la mode, qui existent par eux-même, loin de l'absurde et des troupeaux. Qui ont lu Rabelais et en respectent le message.


* Car, on le sait bien, chez les vendeurs de fringues comme dans la Légion, "essayer de comprendre un ordre, c'est déjà désobéir".
** Le domaine a été repris, j'ai croisé le nouveau propriétaire mais pas encore goûté les vins.

Commentaires

  1. ..."le mépris éternel des vinistas, cousin(e)s des foodistas et des fashionistas"
    Et les baristas alors ?

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