Donc, hier, j'ai dîné chez le patron de Ferran Adrià.
Barcelone au mois d'août, je vous ai raconté le coup, les portes closes et les mangeoires à touristes. heureusement, comme dans toute règle, il existe des exceptions. Et au lendemain du repas-poubelle raconté dans ma dernière chronique, nous en avons enchaîné deux, d'exceptions à la règle.
Une exception asiatique, d'abord. Situé à deux pas de la Sagrada Familia, Can Kenji est ouvert en été. Je me demande si cette izakaya n'est pas devenue la meilleure table japonaise de la ville, devant le réputé Koy Shunka aux excellents sushis certes, mais dont la (coûteuse) cuisine laisse à désirer. Toujours est-il que nous y avons encore pris un exceptionnel déjeuner, du produit, du rythme, de la diversité.
Et puis, le soir, une envie bizarre, celle de voir ce qu'a réellement dans le ventre une adresse ignorée des grands publi-reporters alimentaires mais vantée par de véritables connaisseurs de nos amis: espai Kru. Ce lieu qui se veut la version moderne de Rías de Galicia, une des plus célèbres marisquerias de Barcelone, née dans les années quatre-vingts, dont il occupe le premier étage.
Et surtout, le groupe Rías de Galicia, aux mains des discrets frères Iglesias, est derrière tous les projets mis en route ces dernières années par Ferran et Albert Adrià dans la capitale catalane, regroupés sous la marque BCN 5.0, Tickets, 41°, Pakta, Bodega 1900, Niño viejo, Hoja Santa et bientôt Enigma.
Miracle aoûtien, nous obtenons une table illico, la dernière. Et nous voilà à deux pas de Paral∙lel, accueillis à l'ancienne, avec groom et réceptionniste, dans la salle un peu impersonnelle de ce fameux espai Kru. Malgré la grande prévenance du personnel, la première impression n'est pas fameuse. Rien que ces placards publicitaires sur les murs, sponsorisés par une marque de bagnole: business is business…
Puis viennent les cartes. Celles des vins, une carte de champagne comme le veut la nouvelle mode barcelonaise, Moët pour les buveurs de marques, mais aussi pas mal de belles choses à bon prix, comme ce remarquable blanc de blancs extra-brut de Pierre Péters, un grand cru de la Côte des Blancs aérien et long à la fois, à la bulle crémeuse. Pierre Péters, une maison dont on ne parle pas assez à mon goût. Pour les rouges, il faut demander "la carte d'en bas" qui a conservé son inimitable look d'avant la movida. Certaines de ses bouteilles aussi: à 37€ dans un restaurant côté, le Viña Real Reserva 82 (parfaitement conservé) est une affaire en or!
Après le liquide, le solide. De la maresqueria, la carte a conservé le côté "repas en kit". Huîtres, coquillages, anchois se commande à l'unité; aux antipodes des épuisants "menus dégustation", on construit ici son repas en puisant principalement dans le formidable approvisionnement océanique de Rías de Galicia. Mais l'idée force, le "concept" comme disent les vendeurs de lessive, est de revenir à la préhistoire de la cuisine, au produit nu, cru, d'où le nom du restaurant. Pas si loin que ça du Japonais de midi…
Et ça fonctionne! Admirablement même. Le toro cru ou mariné est somptueux, à rendre jaloux un Japonais. Les couteaux vous prennent par la main pour vous emmener goûter l'eau glacée d'une plage galicienne. Le ceviche vous fait oublier les (nombreux et dangereux) bricolages en la matière. Beaux anchois aussi même si l'idée du fromage liquide qui les orne me semble révéler une mauvaise influence…
Dans un bond de quelques centaines de milliers d'années, espai Kru propose quand même à ceux que le cru rebute "l'invention" du feu. Nous sommes más o menos un demi-million d'années avant notre ère. Ça me vaut une ventrèche de thon viandue, sublime avec le Viña Real. Et un cochon (vraiment) ibérique fondant. Paléolithique but chic!
Les desserts sont corrects, plus marqués comme il se doit en Espagne par l'influence du petit chimiste de Rosas (et de son frère Albert surtout). La tatin regrette un peu d'avoir été déstructurée, le borracho, ce baba espagnol mais travaillé cette fois au rhum et au saké est sympa.
Ça n'enlève rien à la qualité globale de ce repas fin, sin mariconadas, qui joue la fusion sans tomber dans la japoniaiserie. Pas donné, vous vous en doutez compte tenu de la matière première mise en œuvre, mais à des prix bien plus doux que ce que l'on pourrait vous proposer en France. Bref, j'ai dîné chez le patron de Ferran Adrià, et j'aime ça.
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