Un grand Bordeaux! Dans un vrai château, en plus…
On n'applaudira jamais assez le coup de génie commercial des Bordelais! À l'époque, au XIXe siècle, on était loin de nous casser les bonbons avec l'œnotourisme (se sont souvent ceux qui en parlent le plus qui en font le moins…). Pourtant, dans un élan visionnaire, donnant libre cours à leur inconscient, les propriétaires ont transformé une partie du vignoble girondin, le Médoc surtout, en une espèce de Disneyland viticole avant l'heure, érigeant ici et là d'incroyables édifices, entre néo-gothique flamboyant, style Tudor, orientalisme et grand siècle revisité. Oui, c'est vrai, la plupart des châteaux bordelais sont "faux", au sens de la chronologie architecturale, mais bien moins en tout cas que les répliques en carton-pâte et béton pré-contraint qu'on exhibe désormais en Chine. Nul doute que cette folie bâtisseuse (qui en son temps en a ruiné plus d'un) n'est pas pour rien dans les douze milliards d'excédent que filière viticole offre joyeusement à la triste balance commerciale de la France!
Là, pour le coup, le château n'est pas un fake comme on dit aujourd'hui. Un authentique monument historique, aussi bien par son architecture d'ancien fort médiéval remanié, civilisé à la Renaissance puis au XVIIe, que par les fantômes qui hantent ses murs, Diane de Poitiers et le grand Condé entre autres. Nous sommes au château de Brézé, dans la vallée de Loire, au cœur du vignoble de Saumur, paradis du cabernet-franc bretonnant, finement crayeux; rien que d'en parler j'ai envie de m'en siffler une fillette. Quand il est réussi, champigny ou pas, c'est un de mes crus de références, que je mange autant que je bois.
Mais, ce n'est pas de saumur dont je vais vous parler, même si en plongeant dans les incroyables caves de tuffeau du château de Brézé, j'en ai goûté d'excellents: celui délicat (une fois sorti de sa gangue de réduction) du Clos Cristal tout proche; les beaux 2010 classiques, toniques, de Thierry Germain; le Poyeux 2010 encore strict d'Antoine Sanzay; les vins serrés, porteurs d'avenir, de Romain Guiberteau qui vient en voisin; le blanc 2010 (le normal, pas La Charpenterie) aux divins arômes de poire-william d'Antoine Foucault, bien plus qu'un simple vin de "fils de"… Et, chemin faisant, grâce à Éric Cuestas, mon vieux pote caviste toulousain de la Place de l'Estrapade, qui comme d'habitude a su vaincre ma stupide appréhension, je me suis même régalé deux superbes touraines "nature": un blanc 2009 et un rouge 2011, qui eux aussi sentaient le calcaire "à la saumuroise", ceux de Gérard Marula (lui porte la queue de cheval mais ses vins filent droit).
J'en vois déjà qui se perdent, qui appellent à l'aide! Entre le bordeaux du titre, ce château girondin qui n'en est pas un, le saumur dont il n'est pas question mais dont on se régale quand même, fut-il tourangeau, cet article n'a ni queue ni tête. Il y a de quoi donner des sueurs à un professeur de journalisme qui aime les bonnes histoires avec un début et une fin et des églises trop petites pour accueillir toute la foule. Mais c'est l'ambiance qui veut ça.
Cette ambiance (les "initiés" l'auront forcément reconnue), c'est celle de ces désormais traditionnelles, "incontournables", dégustations de La Dive Bouteille, sorte de Vinexpo alternatif de février où les mondainsvineux (professionnels et apparentés) troquent le smoking et le badge CIA avec code-barre pour la casquette de titi parisien et les rouflaquettes. La Dive (il faut juste dire "La Dive", sinon ça fait tarte!), si tu ne l'as pas faite à cinquante ans, tu as raté ta vie. La Dive, the place to be*, comme les collections dans la fringue (ou les "primeurs" à Bordeaux il y a quinze ans), c'est bondé, pas très pratique, mais si on ne t'y voit pas, tu es un blaireau, un provincial, bref un type qui n'a rien compris au vin d'aujourd'hui. Donc on y va, on goûte en prenant un air pénétré, grave, en slalomant entre accolades et effluves de mazout. Et on y trouve de superbes bouteilles, celle sus-citées, locales, ligériennes, mais aussi, et j'ai presque envie de dire surtout (ce qui est paradoxal), des crus venus de toute la France, et même d'Espagne (Olivier Rivière), de Géorgie (la dernière tocade) ou d'Amérique du Sud (Vincent Wallard). Car, outre la possibilité pour les producteurs de faire déguster leurs jus à d'élégants bipèdes, une présence au château de Brézé tient lieu d'estampille de qualité vis-à-vis d'une clientèle "tendance", un peu comme les médailles d'or pour les pousseurs de Caddies dans les "foires aux vins".
On goûte de tout, donc, à La Dive Bouteille. D'excellents bourgogne chez Sarnin-Berrux et chez Fanny Sabre, le trousseau d'Arbois du Domaine de Cavarodes, les champagnes de Vouette & Sorbée ou de Demarne-Frison (bien vu, Sand'!), la Joséphine de Gilles Azam, une syrah assez cornassienne, tendance Paris-Allemand (rien à voir avec la charmante Elvire…) d'Édouard Laffitte au Domaine du Bout du Monde en Roussillon, le collioure toujours militant de Peppone et tant d'autres vins que les vignerons de Loire ont la générosité d'accueillir au cœur de leur terroir, quitte à se laisser légèrement envahir**.
Et ce grand bordeaux, alors? Eh bien je dois avouer que je me suis trompé de quelques hectomètres, ce n'est pas tout à fait un vin de Gironde. Mais je l'imagine bien en "pirate" dans une dégustation à l'aveugle à Saint-&-Millions. Une immense bouteille, une magnifique réussite d'un grand vigneron aquitain qui, malgré les années qui passent, n'arrive toujours pas à se prendre au sérieux (c'est peut-être pour ça que ses vins sont bons ). Par rapport à ses concurrents de la Rive droite, son authentique grand cru intègre dans son assemblage une petite coquetterie ampélographique: non pas de la syrah dont j'ai déjà aperçu quelques rangs du côté de Castillon-la-Bataille, mais vingt pour cent d'abouriou, qu'on appelle aussi pressac de Bourgogne dans le Libournais. Le dopage à l'abouriou, c'est de la triche, me rétorqueront certains, oublieux du fait que la plupart des nouveaux promus du Classement déjà controversé de Saint-&-Millions utilisent eux aussi (et dans des proportions autrement plus massives!) un cépage qui ne figure pas dans la nomenclature traditionnelle des grands bordeaux: le chêne neuf…
Mon grand bordeaux du château de Brézé, j'y viens, c'est donc le Clos Baquey 2009 d'Élian Da Ros, un côtes-du-marmandais d'une époustouflante délicatesse, aux tanins soyeux, issu des collines argilo-calcaires de Cocumont, à la frontière du Lot-et-Garonne et de la Gironde. Clos Baquey, pour moi, a énormément progressé en dix ans, et ce 2009, très abouti, éclipse presque la star du domaine, le délicieux Chantecoucou. C'est du merlot, du cabernet-franc, de l'abouriou et du cabernet-sauvignon, une vinification en cuves-ciment et un élevage en pièces. C'est aussi l'aboutissement de la conquête d'un terroir sans châteaux par un vigneron sensible et cultivé, un travail intelligent sur l'équilibre, sur l'harmonie. Un pied-de-nez aussi de ce Sud-Ouest que j'aime*** aux voisins girondins dont certains ont oublié les vertus cardinales du grand bordeaux: noble, digeste et élégant. Gascon, quoi.
* À l'inverse du très officiel Salon des vins de Loire d'Angers, cantonné au sinistre parc des expositions de la ville, plein de vignerons d'exception (ici ou là) mais en partie snobé par les professionnels et même (j'ai entendu sur leurs stands plusieurs vignerons grogner à ce sujet) par le président d'Interloire, marquant ainsi le peu de considération qu'il porte à cet évènement. Lisez à ce sujet ce qu'écrit Jim Budd sur le malaise que cela révèle.
** La partie du salon réservée aux vins de Loire semblait d'ailleurs cette année moins bondée, ce qui présentait l'avantage de pouvoir y déguster plus tranquillement que chez les "étrangers".
*** Parce que du Sud-Ouest, à La Dive Bouteille, il n'y avait pas qu'Élian Da Ros. Ma troisième génération de Plageoles (je vieillis…) m'a fait goûter le remarquable prunelart 2011 (12 bouteilles réservées, stp, Myriam) et le très beau cabernet-franc de Cahors concocté par Mathieu Cosse. Sans oublier les rouges friands, gaillards, de Nicolas Carmarans, en Aveyron. Et les somptueux jurançons d'Yvonne Hégoburu.
2009, un millésime "chaud" très favorable, pour Clos Baquey.
RépondreSupprimerEn primeur, beaucoup de "rive droite" m'ont paru vraiment très capiteux, à la limite du déséquilibre (je ne parle pas ici de splendeurs comme Angélus 2009 ou Ausone 2009).
Un millésime chaud, mais tout sauf un vin "chaud". Sûrement le Clos Baquey le plus abouti à ce jour.
SupprimerGérard Marula, oulala, ah oui, ça c'est très très bon.Il y avait à Bordeaux "Le verretigo" qui a fermé depuis -mais j'ai vu qu'un des anciens acolytes avait ouvert une autre tanière- avec certainement une des plus belles cartes de vins de bien des contrées en France ( je veux dire pour ce genre de resto, simple, abordable, sans étoiles et autres colifichets)et on pouvait s'y régaler du "haut midi" et des "gruches" à des prix dignes donc ouverts aux bourses de ceux qui veulent bien se laisser embarquer pour ces rivages.content que ses jus fassent des adeptes, il le mérite.
RépondreSupprimerAh !.. "La Dive Bouteille" qui cache en ses flancs la sagesse...
RépondreSupprimer(De tête...)
O Bouteille,
Peine toute
De mystères,
D'une oreille
Je técoute :
Ne diffère,
Et le mot profère
Auquel pend mon cœur.
En la tant divine liqueur
Qui est dedans tes flancs reclose,
Bacchus qui fut d'Inde vainqueur,
Tient toute vérité enclose.
... après je ne sais pas.
[Paru 9 ou 10 ans après la mort de Rabelais mais tout le monde le sait...]