Les étoiles, M le Maudit et les führers.


Je la pratique depuis des années, mais elle m'étonne toujours. L'actualité est une vieille maîtresse pleine de surprises. Et elle a parfois des télescopages tellement inspirés qu'on a du mal à croire à la coïncidence. Hier, c'était l'effervescence dans un microcosme de plus en plus restreint qui tortillait du cul, un rien pathétique, pour tenter de créer le buzz autour des nouveaux promus du Guide des Pneus. Et alors que tombaient les résultats du millésime 2013 de l'édition française, une dépêche AFP, en provenance d'Allemagne, annonçait la disparition d'Otto Besheim, fondateur du groupe Métro, désormais garde-manger, fournisseur officiel, assumé de tant de tables, "grandes" ou petites.


Ce Guide des Pneus dont je vous ai déjà narré les dérapages du bébé-éprouvette espagnol, je dois avouer que je ne l'utilise plus guère que pour caler une table bancale. Le seul exemplaire qu'il nous reste doit être un 2009 offert par un fromager, il nous a encombré un bon bout de temps dans la voiture, volant de la place aux merveilleuses cartes routières du même fabricant. Je crains qu'il ne soit promis à une fin certaine dans le container du recyclage de papier. Inutile de perdre davantage de temps avec ce truc, François Simon, critique gastronomique au Figaro, a résumé par avance ma pensée dans une interview au blog Atabula: "J’ai comme l’impression, dit-il, d’avoir entre les mains un guide d’un autre siècle, un guide resté au vingtième siècle. Certes, il reste une référence pour les chefs, mais comment pourrait-il en être autrement quand on voit comment les autres guides se sont discrédités? Pour moi, le M… c’est comme une télévision en noir et blanc qui cherche à nous donner un avis suranné sur la gastronomie d’aujourd’hui."


J'ajouterai personnellement un autre reproche, et non des moindres, c'est, comme je l'avais écrit au siècle dernier justement, que cet ouvrage rutilant s'intéresse plus à la couleur du papier-toilette qu'au contenu de l'assiette. Par les contraintes annexes devenues prépondérantes de sa grille de lecture des restaurants, il les a poussés dans une ridicule course à la déco, aux falbalas, aux chichis, avec des résultats éventuellement catastrophiques, surtout quand la femme du chef prenait les choses en main. En contrepartie, on a peu lâché la bride en cuisine, on a privilégié le kitch et tourné le dos au produit, permettant ainsi à des faiseurs, des faussaires, des usurpateurs d'être consacrés tandis que des cuisiniers du terroir étaient oubliés ou congédiés.


À l'époque de gloire du Guide des Pneus, quand il occupait encore le vide-poche des conduites intérieures de tous les gentlemen, qui aurait pu imaginer qu'un jour il s'abaisserait à recommande des restaurants dont les cuistots trouvent très hype de faire les courses au supermarché et de balancer toutes sortes d'additifs d'usine dans leurs plats? Car, c'est un fait, ils sont nombreux (majoritaires disent les mauvaises langues), les étoilés à se fournir au cash & carry. Et, bien sûr, la référence de cette gastronomie en Caddie, ce sont ces fameux entrepôts Métro qui ont poussé comme des champignons de couche dans la banlieue de nos villes, bien plus vite que les cèpes de pays que servait jadis les bonnes maisons.


Hier, pour plaisanter, sur un réseau social, j'ai fait le rapprochement entre les deux nouvelles du jour. Voici précisément ce que j'écrivais: "La mort du patron de Métro. Quelle tristesse, le jour de l'annonce des étoiles du Guide des Pneus! Beaucoup de "grands" chefs doivent être en deuil de leur fournisseur préféré…" Et ce n'est pas l'humour grinçant, de "mauvais goût" qui a choqué, mais le fait que l'on je puisse remettre en cause la "normalité" de l'approvisionnement des restaurants dans les succursales de cette chaîne de grande distribution. J'ai survolé les nombreux commentaires, tous sur le mode de "y'a pas l'choix", "on peut pas faire autrement", c'est plus pratique"* et "ils ont d'excellents produits".
Je n'ai pas répondu. J'ai préféré ne pas répondre. D'abord parce que ça me consterne, que ça finit de m'ôter mes ultimes envies d'aller au restaurant. Il me semble clair que je parlais dans ma boutade des établissements promus par le Guide des Pneus, des stars, des étoilés, de ceux qui portent le macaron à la portière. Que telle ou telle gargote, que le kebab du coin ou la cantine du midi aille se fournir chez "M le Maudit" pour reprendre la vieille expression d'un de mes copains cuisiniers**, j'essaye de trouver ça normal. Qu'un restaurant plus ambitieux, "par la force des choses" s'y dépanne parfois, je fais un effort supplémentaire pour ne être "obtus"***. Mais qu'un des fleurons présumés de la gastronomie française fasse son marché au pousse-Caddie, désolé, là, je ne suis pas assez "moderne", ça ne passe pas, ça coince, je ne digère pas.


En France, dont la première source de revenu est le tourisme (77 milliards l'an dernier!), que vaut, à terme, notre restauration haut-de-gamme si elle ne propose pas à ses visiteurs une lecture gourmande du terroir? Voulons-nous d'une gastronomie hors-sol, à l'espagnole, bourrée d'hormones, d'azote, de Texturas® et qui tourne le dos**** à nos paysans? Les chefs doivent-ils être cul-et-chemise avec un système de distribution odieux, à vocation monopolistique, destructeur d'emploi, de culture et d'identité, couplé avec une industrie agro-alimentaire dont la récente farce des lasagnes nous a montré un tout petit peu le vrai visage? Doit-on banaliser "M le Maudit?" À toutes ces questions, évidemment, je réponds non.
Et en même temps, je comprends les difficultés des professionnels de la restauration, le fait qu'ils souffrent de faire partie d'un secteur d'activité qui s'offre une des plus grandes folies entrepreneuriale qu'on puisse imaginer en France: faire travailler du personnel, beaucoup de personnel… Je sais les emmerdements quasi-quotidiens qui sont les leurs, le harcèlement de fonctionnaires vétilleux, les charges qui s'abattent sur eux comme la vérole sur le bas-clergé.


Mais c'est là, précisément que j'en reviens au Guide des Pneux et à ce que j'évoquais plus haut. Ne faudrait-il pas profiter de son inéluctable déclin pour rénover la règle du jeu? Ne doit-on pas remettre en cause les codes et les contraintes édictées durant toutes ces années qui, mis bout à bout coûtent cher aux restaurateurs? Ne peut-on pas inventer (ça existe déjà!) des salles avec moins de nappes et de napperons, moins de serveurs boutonneux à chaussettes blanches, moins de prétentieux service à l'assiette, moins de mignardises, moins de tralala plus souvent ridicule que luxueux? N'est-il pas urgent de revenir à l'essentiel, au repas? D'autant qu'un peu de dépouillement "scandinave" ça ne dérangera pas dans certaines maisons…
Oui, vraiment, pour desserrer l'étreinte de "M le Maudit", peut-être faut-il se débarrasser du Guide, de ce führer du "bon goût" désormais aussi ringard, désuet que les leçons de maintien de Nadine de Rothschild. Car tout ça, c'est comme le Guide Parcœur, juste bon à des buveurs et mangeurs en voie de développement.




* Puisqu'on parle de pratique, un exemple se vient à l'esprit. Ça se passe à Narbonne dans la très moche zone commerciale du sud de la ville. À deux cents mètres de l'entrepôt Métro s'est ouvert un lieu baptisé La ferme Côté Producteurs, les prix y sont assez comparables. Où croyez-vous que se servent les restaurateurs?…
** un des meilleurs chefs de Toulouse, d'ailleurs, sans étoiles mais avec caractère, Alain Chabrier, de la Rôtisserie des Carmes, "Monsieur Alain", le bougnat distingué, "l'homme au sourire de tueur de cochon."
*** "Obtus", c'est un des qualificatifs qu'on ma décerné hier pour ne pas me pâmer devant la grandeur éternelle, l'illuminant génie de Métro.
**** Ça m'évoque d'ailleurs une récente enquête parue outre-Pyrénées où l'on s'étonne que les touristes ne fassent pas le lien entre la merde chimique, pardon, entre leur "expérience gastronomique" et le vin. Moi, ce qui m'étonne, c'est qu'on s'étonne…


Commentaires

  1. Ton "un rien pathétique" est de pure bienveillance.
    Et sur la déco prédominant l'assiette, je suppose que c'est de là que vient l'inoxydable expression "se faire fourrer dans la clinquante", qui restera gravée au fronton des belles images.
    Enfin, pour la gastro, l'idée n'est plus d'être "gourmande", mais "d'exception". Le gourmand, on en trouve partout maintenant, même (oui, même) dans la Napa.

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    1. Je suis bienveillant, Nicolas…
      Pour ce qui est de la gastronomie, ce qui va compter aussi, après les folies chimiques des cuisiniers dopés espagnols, ce sera aussi qu'elle soit saine.

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  2. Obtus, Vincent, je suppose que c'est à l'un de mes commentaires que tu fais allusion. Sauf que je n'ai pas dit, si ma mémoire est encore quelque peu honnête et suffisante :"Vincent tu es obtus" mais bien : "Ne sois pas obtus" ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Voilà pour la forme. Pour le fond, je t'ai invité à venir dans mes quartiers (et je ne parle que des ruelles de mon village et de ceux alentours, avec ses jolis marchés plus pauvres que Job (pour mes quartiers privés nous verrons d'abord si le ménage a été d'abord fait) mais tu as pris ton air de deux airs et n'as pas répondu à ma conviviale invitation.
    Je ne Te promets pas de répondre à ton billet illicco pour diverses raisons mais je Me promets de répondre sur Tes lignes bloguesques, répondre à un débat démarré sur Tes lignes facebookiennes. A très vite
    Cad

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  3. Elle est patronnée et financée par des organismes aussi désintéressés que le Centre d’Etudes et de Documentation du Sucre dont l’objectif est d’en faire mettre le plus possible dans les desserts industriels, l’Association Nationale des Industries alimentaires dont l’un des membres éminents n’est autre que le Syndicat national des Fabricants de produits surgelés présidé…par le directeur général de Findus....C'est ???
    oui, gagné ! "La fête nationale de la gastronomie" institué par le sémillant Zadig Lefebvre et prolongée par la pétulante Sylvia Pinel , un second couteau , cette année par trois jours de médiatisation des grands chefs sous la férule des industriels de la bouffe (dont Métro effectivement).
    Le captain Igloo n'est pas prêt de voir son pavillon en quarantaine.

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    1. Ludovic, il doit manquer un bout à votre commentaire, je ne comprends pas bien le début.

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    2. http://www.fete-gastronomie.fr/fr/edition-2013/
      C'est ça, non?
      Antoine C.

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