Le vin blanc "nature", ce n'est pas forcément orange…
La mode est ainsi, avec ses coups de balanciers, qui vont toujours un peu trop loin, dans un sens comme dans l'autre. Malheur à ceux qui s'échinent à la suivre. Ça vaut pour la fringue, les bagnoles, la bouffe. Le pinard, malheureusement, n'y échappe pas.
On a raffolé des vins technos, de ceux qui tariquètent gaiement, de leurs exubérants arômes de fruits et de fleurs, de yaourt et de chewing-gums. Et on s'est extasié sur les novobordos des années 80, boisés jusqu'au bout des seins, noirs comme des téléphones. Ensuite, rougissant un brin, on a obtenu de fières érections en se vautrant dans de chaudes syrahs à poil dur. Les exceptionnelles acidités volatiles du Priorat ont troué le bide de la fin des années quatre-vingt-dix, puis, passé le bug de l'an deux-mille, on n'a plus pu vivre sans riesling allemand ultra-jeune, rien que d'y penser, j'en tremble encore. Enfin, pour faire jeune, il a fallu se pâmer devant ces beaujolais de grenache, de cinsault, de carignan, la macération carbonique avait réponse à tout, surtout au terroir…
La mode du moment, dans le cénacle parisien de la pinarditude, "si tu y as pas goûté, t'as raté ta vie", c'est le "vin orange"*, "pelure d'oignon" disait-on jadis, au bon vieux temps des colonies, avant que l'on ne jette un voile pudique sur les transvasements du négoce grâce aux "différents pays de la Communauté européenne". Mais le "vin orange" d'aujourd'hui, à l'opposé du tristement célèbre Agent orange d'antan et même de la Pelure d'oignon, redoutable elle aussi, se pare de toutes les vertus de la naturalité. C'est le jus originel, le vin d'avant le vin; on met des raisins dans un récipient (terre cuite souhaitée) et on laisse aller, comme il y a des millénaires, en Colchide, au temps de Jason et des Argonautes, de la Toison d'Or. Vu que "c'était toujours mieux avant", la boisson ainsi obtenue est forcément géniale, quasi divine.
Techniquement, le "vin orange", ce n'est rien d'autre qu'une longue macération pelliculaire de cépages blancs, qu'on laisse fermenter sur les peaux et donc tachés par leur contac. Je vous ai parlé d'un produit de ce genre, original, déroutant, élaboré en amphore justement du côté de Tbilissi, et goûté récemment à Angers. La Géorgie a d'ailleurs le vent en poupe, on ne comptait pas moins de trois de ses représentants lors de la très fashionable Dive Bouteille 2013, c'est-à-dire qu'au firmament des buveurs d'étiquettes branchés, elle pesait autant que le vignoble bordelais; avec tout le respect que j'ai pour son antériorité, personnellement, je trouve ça un peu excessif, disproportionné en tout cas.
Outre leur couleur, les vins de ce type se reconnaissent en général à leurs notes oxydatives mais à aussi à une bouche marquée par un fort indice tannique. Mieux vaut les réserver à un repas solide que de vouloir les attaquer à l'apéritif, ce qui relève de l'entrée en mêlée à froid. C'est dans la partie orientale de l'Europe qu'on en trouve le plus, Autriche et Italie comprise. Il y a parfois des trucs intéressants, originaux (même si je ne me relève pas forcément la nuit pour en boire); le vigneron dont je vais vous parler plus bas m'en signale un qu'il trouve épatant en Toscane, le Massa Vecchia.
L'engouement pour le "vin orange" est assez significatif des vertus supposées que certains amateurs croient lire dans la teinte du contenu de leur verre: pour schématiser, plus c'est foncé, plus ça tire sur la citrouille, la carotte, le rouille, plus c'est "naturel". La couleur, c'est la gueule du vin. Et face à un jus trop clair, trop "clean", pas assez trouble, on a vite fait de verser dans le délit de faciès, à "faire du Bettane à l'envers"**, voire même à porter des vins malades dont l'orange doit plus à un loupé œnologique qu'à la macération pelliculaire.
Pourtant, à l'image d'un des plus remarquables d'entre eux, les vins blancs "nature" ne sont pas forcément orange. Pour s'en convaincre, il suffit de déboucher une bouteille du chablis qui fait sensation depuis quelque temps, celui de Thomas Pico, au Domaine Pattes-Loups, à Courgis. Ce garçon s'est imposé comme une référence de l'appellation, aux côtés du tandem Dauvissat-Raveneau. Des 2008 percutants, des 2009 sympas et de géniaux 2010 et 2011, Thomas Pico qui ne triche pas sur la maturité mais profite de pH très bas pour livrer des vins d'une grande vivacité. Son chablis-villages est excellent (y compris en 2011) mais je suis fou de son premier-cru-montmains 2010, une très grande bouteille de bourgogne et un beau rapport qualité/prix, ce qui, par les temps qui courent…
Comme par hasard, on a affaire à un type qui a une éthique, à un vigneron intelligent, posé, modeste, qui sait faire le tri entre la mode et ce qui dure, loin des poncifs des discours du moment. "La couleur, on s'en fout" prévient Thomas Pico, lui qui ne veut pas "être piégé, enfermé dans un discours". En 2005, il a converti en bio toutes les vignes de la famille, les siennes et celles de son père. Ses chardonnay sont bien évidemment vendangés à la main et, le soufre mis à part, aucun autre additif n'entre dans l'élaboration de ses vins. Sur la question du SO2, il explique même qu'il a fait un léger "retour en arrière" passant de dix/quinze milligrammes par litre à vingt/vingt-cinq*** "par respect pour le client."
Dans le même ordre d'idées, ses jus subissent une légère filtration sur terres blanches (kieselguhr) et il passe actuellement beaucoup de temps à travailler sur l'oxygène dissous. "Il ne faut pas refuser les avancées scientifiques quand elles apportent quelque chose de positif", ce qui semble évident pour quiconque n'est pas tenté par l'obscurantisme et préfère le vin à la politique. Est-il besoin de vous préciser que ses chablis, limpides, ne sont pas orangés mais jaune clair?…
* L'orangité pinardière est d'ailleurs tellement à la mode que c'est le thème des Vendredis du Vin, manifestation de blogueurs dont je vous ai déjà parlé et qui se déroule tous les derniers vendredis du mois, d'où cette chronique colorée.
** En référence à une polémique récente lancée par le critique français à l'encontre des vins dits naturels.
*** Ce qui signifie que six mois après la mise, il n'en reste plus que dix ou quinze milligrammes par litre, c'est-à-dire très peu.
Ahh les vins de Thomas Pico! Quel délice, et quel mec intéressant. (J'ai fait un portrait de lui dans le Terre de Vins de Septembre/Octobre 2012).
RépondreSupprimerBravo Egmont!
SupprimerBien aimé ces vins, récemment :
RépondreSupprimerKakheti (Géorgie) Antadze Winery "Mtsvane" 2010
Gravner Ribolla Gialla Anfora 2005
Un peu moins emballé par le vin sicilien d'Arianna Occhipinti :
Azienda Agricola Arianna Occhipinti Bianco SP68 2011 (muscat/Albanello, macération de 15 jours)
Des Chablis un peu à part pour Thomas Pico, aux accents aromatiques jurançonnais.
Le Montmains 2008 est exotique et fort acide.
Le domaine possède des cuvées ovoïdes en béton.
Occhipinti, il "faut" s'extasier, je n'ai jamais vraiment pris mon pied, moins en tout cas qu'avec le Cos 2008 de sa famille.
SupprimerPour Thomas Pico, je parle des 10 et des 11, supérieur à mon sens aux 08, il a gravi une marche supplémentaire.
J'ai un peu mieux aimé le Frappato 2008 d'Adrianna, fin et joyeux comme un château des Tours de Reynaud au Frappato 2009 de Cos, dans un esprit pinot noir, mais assez simple.
RépondreSupprimerBon, les vins n'ont pas été dégustés dans le même contexte et ne sont pas issus du même millésime.
Son bianco SP68 2011 est intéressant d'un point de vue aromatique mais manque de reprise en finale.
Frappato 2008, et seulement 2008, pour moi chez les Occhipinti. Je n'ai pas goûté le 09, quant au 10, il est oxydé, lourdaud, au bout de trois bouteilles, nous avons arrêté d'y croire.
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