Le madère, le Stichelton et la majuscule de trop.


"Mais, enfin, pourquoi n'en boit-on pas plus souvent?" Spontanément, c'est la phrase qui vous vient à l'esprit quand, au détour d'un repas, entre la poire et le Stitchelton, on vous sert un verre de madère. Pour peu qu'on vous en offre un bon, c'est-à-dire quelque chose qui ne s'apparente pas au vins de marmite destinés au marché français, sa splendeur capiteuse arrive justement à se jouer des pièges de l'alcool*. Très vite, ce qui peut s'avérer délicieusement dangereux, vous oubliez que la belle liqueur dorée, aérienne qui remplit votre verre titre vingt bons degrés.


La bouteille ci-dessus, un "vintage medium sweet" n'était issue que d'un cépage, le boal (ne pas confondre avec la bobal valencienne dont je vous parlais ici), un cépage portugais blanc à l'acidité remarquable, généralement cultivé sur la côte sud de la petite île de Madère, située, comme chacun sait, à huit cents kilomètres à l'ouest de Casablanca.
Rassurez-vous, je vais pas vous prendre pour des couillons et vous infliger une de ces ridicules masterclasses plus folklorico-commerciale que scientifique dont le Mondovino a le secret; je me vois mal dans le rôle du professeur racontant la messe à des écoliers appliqués suçotant leur crayon alors même que toutes les informations sont disponibles dans une multitude de bons bouquins et sur le site vinhomadeira.pt qui maîtrise admirablement la langue de Molière. 


Partez, donc, à la découverte de ce plaisir démodé qu'est le madère, à votre rythme, en fonction de vos goûts. Permettez-moi juste de vous raconter à quel point cette bouteille de boal d'H&H, bue d'un trait, était une merveille d'équilibre malgré son jeune âge, nimbée de parfums et d'arômes de fruits secs, d'une longueur infinie. Son grand avantage par rapport au porto, à ancienneté équivalente, réside dans son extrême buvabilité. Pour autant, on trouve des bouteilles du milieu du XIXe siècle d'une fraîcheur inouïe, j'en ai bu un des années quarante (1840…) d'un dynamisme émouvant. Assurément des vins de gentlemen.


Mais venons-en au Stichelton, à cet épatant fromage anglais dont je ne peux m'empêcher de me refaire une tartine**, au risque de pourrir mon clavier, pendant que j'écris ce billet. Il s'agit en fait d'un dérivé du célèbre stilton, cette pâte persillée dont la réputation a fait le tour du Monde. Enfin, un dérivé, un retour aux sources, plutôt. Parce que stupidement, en 1996, afin de satisfaire à l'hygiénisme ambiant et aux impératifs industriels, le cahier des charges de l'IGP Stilton (une des rares dont dispose la Grande-Bretagne) a rendu obligatoire la pasteurisation. En réaction, est né en 2004 le Stichelton, auquel, tel un pied de nez, on a donné un des anciens noms du village de Stilton (lui même exclu de la nouvelle IGP). Et ce Stichelton, artisanal, gras, délicieux, long en bouche, comparable aux meilleurs bleus français, authentique fromage au lait cru, ne bénéficie évidemment d'aucune appellation, d'aucun signe de qualité.


Il va de soi que le stilton, revêtu de ses récents et communautaires titres de noblesse, figure en bonne place dans les linéaires de la grande distribution. Pour le Stichelton, c'est un peu plus compliqué, mais tellement plus chic d'aller en acheter un bout chez Paxton & Withfield ou, mieux, à Borough Market… Ainsi, grâce à la bêtise de certains***, c'est le monde à l'envers: celui qui porte l'appellation originale, historique, le stilton, est un faux, tandis que le dérivé, l'interdit de séjour, le Stichelton qui a du s'inventer un nouveau nom, est l'ancestral fromage au lait cru né des Prim' Holstein et des Frisonnes des pâturages de la forêt de Sherwood, celle de Robin des Bois.


Tiens, ce fromage anglais me donne l'occasion d'une digression qui me grattouille depuis longtemps. Et ce billet en est l'illustration. Vous avez sûrement remarqué que j'y évoquais le madère, le stilton et le Stichelton. "Et vous avez oublié des majuscules!" s'exclameront des correcteurs zélés comme il m'en tombe parfois sur le râble. Comme il y a une quinzaine, un jeune homme qui s'indignait que j'eusse évoqué le "champagne" dans un des mes commentaires. "Mais comment?!" insistait le blondin appelant à la rescousse les autorités syndicales effervescentes, la tradition familiale et tout le saint-frusquin. Par chance, dans ce grand moment de défense des avantages acquis, j'ai échappé au funeste exemple, définitif, de la publicité Leclerc pour la bouteille de Champagne à moins de dix euros qui, elle, arbore plutôt deux fois qu'une la fameuse majuscule de préférence en lettres dorées dont j'abhorre l'usage inconsidéré.


Si je n'aime pas cette majuscule en trop, ce n'est pas, jeune homme, pour le plaisir d'enculer les mouches, c'est juste parce que ça fait toc, parce que que ça sonne comme une particule de contrebande. Et surtout, désolé, parce que la règle est ainsi. Si on ne la respecte pas, il y a faute.
En français de France, mais du Canada ou d'ailleurs aussi, et même de Champagne, le champagne, le vin d'appellation d'origine contrôlée, ne prend jamais de majuscule (même si évidemment sa dénomination peut s'écrire intégralement en capitales d'imprimerie. Et c'est pareil pour le meursault, le châteauneuf-du-pape, le corbières, le saint-julien. Pire encore, quand le nom du domaine devient aussi renommé que celui d'une AOC, il tombe (typographiquement, rassurez-vous!) dans le domaine public: du château-margaux, par exemple peut-on lire dans un bouquin bien composé; de mémoire, le héros d'Adios, de Kléber Haedens, Prix de l'Académie française 1974, boit avec son père parti en goguette à Libourne, deux bouteilles de château-figeac.
Cette règle qui consiste à transformer un nom propre en nom commun s'appelle l'antonomase, elle s'applique au vins, fromages et produits officiellement reconnus d'AOC. Elle veut ainsi que l'on boive une coupe de champagne, ce vin produit en Champagne (la région). Et elle permet de distinguer ceux de nos produits ou de ceux de nos voisins qui ont (ou devraient avoir) le plus grand mérite de ceux qui n'ont qu'une marque commerciale, pour comprendre qu'un cahors, c'est quand même une autre histoire qu'un Samsung. Et ça peut effectivement devenir risible quand on compare le stilton industriel au Stichelton artisanal…
Eh oui, la règle est ainsi! Et la règle, c'est comme l'arbitre et le vent, il faut faire avec. Même si le Mondovino et ses commerciaux à chaussures pointues adorent les barons d'Empire et la noblesse au raccroc, les Châteaux-Pleins-De-Majuscules et tout ce qui fait riche. L'époque est au Gangnam Style, aux voitures britanniques qui font banlieue, aux montres trop grosses. Mais d'une certaine façon, la règle, notre patrimoine, est un rempart contre ça.



*Le madère est un vin viné, auquel on ajoute de l'alcool généralement en fin de fermentation. Alors que ses nobles concurrents, portos, banyuls, rivesaltes ou maury sont mutés en cours de fermentation.
** Merci encore, Joe, tu étais une reine-mage, avec quinze jours d'avance.
*** Je digresse encore, mais cette histoire me rappelle une affaire récente, et bien française celle-là, celle d'une polémique entre "le blogueur du Ministère de l'Agriculture", Jacques Berthomeau, et le directeur de l'Institut National des Appellations d'Origine. Il y était question de vin, pas de fromage, mais dans sa réponse, le directeur de l'INAO justifiait le manque d'audace, la frilosité de cette institution en expliquant qu'il devait en permanence taire "ses coups de cœur, ses envies, ses découvertes, ses surprises, ses étonnements, ses indignations et ses refus." C'est malheureusement grâce à ce genre d'attitudes que l'on aboutit systématiquement à des décisions consensuelles, politiques, convenues. Des décisions sans couilles, quoi, dans le genre de celle du Stichelton, en Angleterre, où l'on a dénaturé un élément du patrimoine gustatif national. Ou dans le style de celle du nouveau classement des crus de Saint-Et-Millions où l'on confond tout, terroir, style des vins et qualité du bitume des parkings…

Commentaires

  1. M'en fout : mon Carignan y prend un "C" majuscule et il y tient autant que moi !

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  2. D'ac avec tout. Content d'apprendre que le stichelton (sans cap) existe.
    C'est vrai que :
    - on ne boit pas assez souvent de ces vins-là, comme on en boit pas assez de sauternes, de jurançons, de moelleux de Loire ou de Vt ou SGN d'Alsace,
    - l'inflation de majuscules (capitales) rend la lecture pénible et leurs auterus ploucs à souhait.
    Je pense que les deux sont liés aux grosses montres.

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  3. Vincent, Je mettrais un petit bémol, j'écrirais comme Michel: Carignan.
    Carignan c'est le NOM du cépage, comme Pousson, Smith, ou Grisard, alors le vin appelé Carignan, ne peut-il pas avoir sa majuscule de nouveau riche?
    Super billet, merci.

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  4. Appartenant, peu ou prou, à la tribu (sans t final) du grammairien Grevisse (sans accent sur le "e") et de ce modèle de l'orthographe qu'était Georges Simenon, je confirme que certains noms propres (patronymes ou bien figures légendaires, anthroponymes donc) peuvent devenir nom commun. Ils perdent alors la majuscule et devraient, en saine logique, également prendre le pluriel, lorsque celui-ci est possible: le meilleur des sancerrres, par exemple. Par contre, il n'y a aucune raison à ce que les noms des cultivars la prennent, cette majuscule, sauf s'ils proviennent du patronyme de leur inventeur. Ainsi, du Müller-Thurgau, oui, mais du carignan, avec la minuscule. Où je suis moins d'accord, mais je dois encore trouver (je chercherai) le nom exact de la figure de style, c'est pour dire que c'est une antonomase. Celle-ci utilise un nom propre (souvent célèbre) pour désigner un concept ou un objet: un amphytrion, un atlas, un baxter, un boycott, un chauvin, un derrick, un don juan, la frangipane, un guignol, un jocrisse etc ... Vous m'avez compris. L'antonomase prend le MODELE comme nom: l'anthroponyme devient substantif. Dans le cas qui nous préoccupe, ce n'est pas pareil: c'est un nom de lieu qui prend la signification d'une production qui y est élaborée. Il ne change pas: ce n'est pas "avare" qui devient harpagon, c'est Champagne (le lieu) qui devient champagne (la production du lieu). Je vous suis redevable du nom exact de cette figure de style mais ce n'est pas, dans l'esprit, la même chose. Le distingo est aussi subtil qu'entre une litote et un euphémisme, mais il existe. Mais Vincent à raison sur l'orthographe: du champagne et des champagnes différents, du chianti, des bourgognes ....

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  5. Ca y est, chose promise, chose due: c'est une des - nombreuses - formes de METONYMIE. C'est évidemment similaire à ce qui se passe dans l'antonomase, mais le MOT reste le même.

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