Le bar à vin sans vin, un concept?


On dit le Catalan radin, mais, pour le coup, voila un commerce où l'on n'a pas lésiné. Ça s'appelle Toto. Et, ça ressemble d'ailleurs énormément à un lieu voisin qui s'appelle Coco, dont je vous parlerai peut-être un jour. Normal, ces deux restaurants barcelonais de l'Eixample ont le même décorateur, Lázaro Rosa-Violán. Et le décorateur, dans ce genre d'endroit sans âme, c'est le patron.
Parce que, même si je n'ai pas envie d'être vraiment méchant, Toto relève davantage du cinéma qu'autre chose. Il faut bien reconnaître que nous sommes là dans un pur produit marketing dont la sincérité est à peu près équivalente à celle du sourire du vendeur de bagnole. Du sol au plafond, tout est fabriqué, tout est faux. Un peu comme un décor en Technicolor, comme si Walt Disney avait décidé de monter en 3D les décors du film Ratatouille.


Comme chez Coco, rien ne manque à cet étalage de kitch rigolo. Le lieu est une accumulation de "trouvailles" digne d'un Marie-Claire Idées des 90's, une remarquable caricature de la grande brasserie à la française (vue d'Amérique): les casseroles en cuivre, les publicités d'époque, les carreaux métro, les robinets nickelés… Comme il se doit, le lieu, très animé, très éclairé, survolté, enthousiasme les élégantes du quartier:  gesticulations outrées, prêt-à-porter banlieusard et parfum de synthèse au menu.


Il est vrai que, même si les peintures sont encore fraîches, le plan com' a fonctionné à merveille, le message d'authenticité de ce nouvel établissement a été parfaitement relayé, comme il se doit, par les serveurs de soupe, pardon, les "excellents" journalistes et blogueurs régionaux assermentés. On a même insisté sur le fait que les propriétaires, des tenanciers d'une chaîne de boulangerie, avaient débauché une cuisinière du célèbre Chez Panisse de Berkeley. L'Amérique, je vous dis! Et que tout cela était (c'est écrit en gros) placé sous l'égide du Slow-Food catalan, dernière marotte des cuistots locaux qui ont trouvé là une remarquable méthode pour servir de la merde en se donnant bonne conscience.


Mais bon, on n'est pas là pour dire du mal, on est là pour manger un morceau et, surtout, pour boire un verre. Car j'ai oublié de vous le dire, Toto est un bar à vin. C'est marqué sur la porte. Un Wine Bar! Et l'apparition d'un bar à vin à Barcelone, ville où l'on boit autant de bière qu'à Oberhausen ou Sheffield, ça ne se rate pas! On attrape donc la carte des vins, extérieurement très sexy, à la recherche de la pépite qui va illuminer ce début de soirée. Et, malheureusement, on se rend très vite compte que les tauliers ont mis tout l'argent dans la déco…


Car elle est chiante à mourir cette carte des vins. Aussi punky que les costards d'Édouard Balladur, encore moins inspirée que les discours de François Hollande (pour faire espagnol, on dirait les costard de Mariano Rajoy et les discours d'Artur Mas). Tous les poncifs de la sommellerie récitative barcelonaise sont là: une bonne dose de daubes catalanes pour rassurer les nationalistes, du castillan lourd et cher pour faire riche, sans oublier (soyons fous!), une sélection de "vins qu'il faut avoir goûtés avant de mourir" (sic), une liste VIP spécialement destinée aux amateurs de "pipes à Pinocchio".


Après un important travail de déblaiement de minutieuses fouilles archéologiques, en nous y mettant à trois, nous finissons par trouver un truc qui nous semble buvable. El Hombre Bala. Oh, ce n'est pas le canon du siècle, juste un gentil petit grenache vendangé à peine mûr par le Comando G, dans la Sierra de Gredos, à une centaine de kilomètres à l'Ouest de Madrid. Je commande donc cet aimable flacon et une donzelle nous l'apporte, tiède, bien évidemment.
Il s'agit alors de lui expliquer que même si l'établissement sert des pizzas (excellentes au demeurant, surtout celle à la ruculla), nous ne souhaitons pas boire ce vin à une "température de pizzéria", mais à moins de vingt-cinq degrés. Tout cela prend bien sûr du temps, comme souvent ici, le temps de comprendre, d'intégrer les données puis de trouver un seau, des glaçons et de l'eau. Vient alors le moment béni où le jus vermillon coule dans nos verres. Bouchonné.


On n'est pas là pour casser, je vous promets! Jusque là, rien de grave, un bouchon, ça arrive à tout le monde et même à plus de 5% des bouteilles du commerce, dit-on. Donc, gentiment, nous posons nos verres et hélons la responsable du rayon boissons.
– Ah, vous n'aimez pas ce vin?
– Non, madame, ce n'est pas ça, il est juste bouchonné.
– Oui, vous ne l'aimez pas.
– Non, nous en voulons juste une autre bouteille, normale, pas bouchonnée.
L'information a visiblement du mal à arriver au cerveau. Les plats arrivent, entre excellent pour la pizza et moyen pour la reste. Toujours pas de bouteille de remplacement. Et débute une procession. D'abord un jeune homme filiforme en kilt (Royal Stewart dress, très précisément) qui a sûrement passé plus longtemps chez le coiffeur que dans des caves; la notion de "vin bouchonné" lui semble aussi étrangère qu'à moi le Régécolor. Dialogue de sourds:
– donc, ce vin ne vous plaît pas. Mais, vous savez, il est comme ça…
Un des convives, pourtant d'un calme proverbial commence à s'énerver. Moi, je sens poindre les limites de mon légendaire sens de la diplomatie (et une soudaine envie de retourner la table). Mais la procession continue, ou plutôt, vus les efforts vestimentaires, un vrai défilé de mode. Là, ça doit être un chef de salle. Il va appeler le patron.


Je précise à toutes fins utiles qu'à mes côtés, à table, il y deux professionnels internationaux du vin dont un qui doit déboucher en six mois ce que le sommelier catalan moyen dépucelle durant toute sa carrière.
Passons sur la suite, car les plats refroidissent, mais alors que le climat menace de virer à l'orage, on finit par faire semblant de comprendre notre demande, non sans prendre des airs affligés. Arrive donc la seconde bouteille (qui ne sera en fait que la deuxième puisqu'il ne reste rien à manger…). Tiède, évidemment. Etc… Allez, on va aux lavabos, on se met un peu d'eau fraîche sur le visage, et on se calme..


Il n'y a pas grand chose à ajouter pour décrire ce joli moment de ridicule hôtelier. Comprenez bien que la bouteille en question n'était en rien un trésor et une rareté, le genre de truc sur lequel on allait pleurer toute la nuit le fait qu'elle soit bouchonnée. Il s'agit d'une marque exclusive du grand distributeur local Vila Viniteca qui, d'un coup de scooter ou de camionnette peut la remplacer dans les plus brefs délais (d'autant que la tradition veut que dans ce genre de restaurants on n'ait qu'une ou deux bouteilles de chaque référence…). Et quand bien même! Je me contenterai simplement de rappeler ce que peu d'investisseurs catalans ont compris, et ça vaut autant pour le personnel de salle que pour celui de la cuisine: "if you pay peanuts, you get monkeys!"
Notez bien que, franchement, de tout cet étrange ballet, nous n'en tenons absolument pas rigueur à Toto et à son drôle de personnel. Devant un tel cocktail d'incompétence et de mauvaise foi, nous avons fini le dîner pliés de rire, c'était aussi grotesque qu'une mauvaise comédie de Louis de Funès. Assurément, Toto, un Wine Bar, plus encore qu'un concept vide, c'est une des meilleures blagues de Barcelone.  


Commentaires

  1. Là, c'est la totale. T'as oublié personne. Bravo. Entre le "Marie-Claire Idées des 90s", les "blogueurs régionaux", la "sommelerie récitative" et le "ridicule hôtelier", on est dans le texte fondateur. En partant de là, t'as de quoi créer un mouvement. J'ai ri pendant un (bon) moment, merci.

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    1. Merci, Nicolas, j'espère que tu as autant ri que nous à table durant cette expèce de repas…

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    2. J'ai beaucoup ri, Vincent. Moi, dans ce genre de cas, je suis effondré. C'est arrivé quelques fois. Encore mardi soir, un resto qui te regarde avec mépris parce que tu demandes que le vin à plus de cent euros, il soit carafé. La sommellerie ou soi-disant telle est un des problèmes majeurs du vin en France

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    3. Le vin au restaurant est malheureusement le plus souvent un problème en soit…

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  2. Sont impayables ces gars de Match
    Zero Zen

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    1. Anonymous, essayez d'être moins hermétique.
      Et, éventuellement, moins anonyme…

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    2. Plus étanche, en tout cas, du genre où l'on sait ce que l'on a à dire et où on l'assume, où on le signe.

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    3. Plus caverneux en somme.

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    4. Ça, les corps caverneux, c'est autre chose…

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  3. excellent exemple de l'incongruité de livrer les restaurants par 2 -3 bouteilles et encore plus sur des vins bon marché ! IVO

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    1. C'est effectivement encore une fois l'illustration d'un système où l'on ne s'engage pas vis-à-vis du vin, on picore. De longues carte-catalogues, sans idée, sans esprit, des fourre-touts qui se veulent exhaustifs, qui font riche mais qui ne veulent rien dire.

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    2. Ivo a raison. C'est quoi l'intérêt de n'avoir QUE 2/3 bouteilles d'une référence qui se vend ???
      CX

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