C'est indécent?


L'argent, c'est un thème récurrent dans les médias qui traitent du vin. Et, depuis quelques années, ce n'est pas allé en s'améliorant… Le prix des bouteilles que nous achetons a, en apparence, explosé. Pourquoi "en apparence"? Parce que dans la vraie vie, il en va tout autrement. Selon la dernière étude de FranceAgrimer, émanation du Ministère de l'Agriculture, le prix moyen d'une bouteille de vin achetée dans l'hexagone est de 2,37 €*. Ça, c'est la réalité, crue, nue, sans fard.
Parce que c'est bien joli de parler en permanence de crus exceptionnels, de raretés sublimes mais ce n'est pas ce piccolo-là qui atterrit sur la table de Monsieur et Madame Tout-Le-Monde. Ces braves gens, Monsieur et Madame Tout-Le-Monde boivent du "normal" et se foutent bien du développement durable; le Caddie est devenu le véhicule prioritaire de leurs commissions. Décomplexés, ils ne portent plus de lunettes noires et de fausses moustaches pour "faire l'hypermarché", ou aller serrer la main moite de l'Hardiscouneteur. Cela fait belle lurette qu'ils n'ont pas pris de nouvelles de ce brave type, jovial mais un peu trop BoBo à leur goût, qui tenait boutique pas loin de chez eux. Oui, vous savez, ce type dont on a oublié le prénom et les blagues à deux balles, le caviste, celui qui n'est plus "normal" puisqu'il trouve "normal" de vendre ses "quilles" entre cinq et vingt euros. Et, c'est vrai que ce caviste est devenu une bizarrerie, une "anormalité": 6% seulement des français viennent encore lui serrer la paluche, aujourd'hui, même Internet, avec ses bandits de grand chemin (mais pas seulement) vend plus de vin que lui!


L'argent. "L'argent qui corrompt, l'argent qui achète, l'argent qui écrase…" Non, je ne vais pas vous refaire le Congrès d'Épinay et vous tenir des discours de circonstance. D'ailleurs, qu'a-t-il à voir, l'argent, le pauvre, avec les saloperies que les hommes font avec lui, grâce à lui, ou à cause de lui? Ce n'est pas lui qui décide, mais celui qui le possède. Pour autant, j'ai été frappé par le texte écrit la semaine dernière par un jeune journaliste de la chaîne d'information économique et financière BFM TV, Guillaume Nicolas-Brion. Un pamphlet assez violent, relativement iconoclaste (j'ai fait pire…) où il est question du droit, inaliénable selon moi, qu'on a à aimer ou ne pas aimer un vin, quelque soit son rang, mais aussi de ce principe diabolique qu'est l'argent. Pour ce qui est du libre-arbitre, je le dis, le répète, c'est une évidence. Je m'étonne d'ailleurs toujours de cette particularité condescendante du Mondovino qui consiste à vouloir vous faire passer pour une andouille quand vous n'aimez pas un truc qu'on vous a vendu, à considérer le client non comme un roi mais comme un sujet. Cela étant, j'ai un peu de mal à suivre Guillaume Nicolas-Brion dans sa critique d'Yquem**; mais bon, tout comme d'autres, Michel Bettane, par exemple, il a le droit d'éprouver en bloc une aversion politique pour certaines catégories de vins…


Mais c'est aussi d'argent dont il est question dans ce billet du journaliste de BFM TV. La phrase qui me fait réfléchir est celle-ci: "il faut bien lire 1200 euros. 1, 2, 0, 0. Quatre chiffres. Soit un vin qui coûte plus d'un Smic net". On parle du tarif d'une bouteille de Cheval Blanc 2000, une bouteille de soixante-quinze centilitres. Certes, pour un kil de rouge, même en partie griffé Vuitton, c'est une somme, les 2,37€ de Monsieur-et-Madame-Tout-Le-Monde sont pulvérisés.
Pourtant, à côté d'autres grands noms du vignoble, un Smic, ça fait quand même un peu prolo! Référez-vous par exemple à la liste établie en 2012 par Wine Searcher: 10780€ en moyenne le richebourg de Jayer, 8853€ la romanée-conti (détenue pour moitié par un chantre du vin "nature" si cher au cœur de Guillaume Nicolas-Brion, le Genevois Henry-Frédéric Roch), là, on attaque des salaires de cadres, fini le Smic! Normal, me direz-vous, on est là dans la rareté, voire la relique pour Jayer, rien à voir avec les immenses étendues de Cheval Blanc et de la plupart des bordeaux hors-Pomerol. Mais, ça fait beaucoup de sous!


Ce à quoi j'ai envie de répondre, pour rester sinon dans la veine au moins dans la linguistique du Congrès d'Épinay, que cet argent, il ne part pas que dans la poche des "Patrons". Il permet de payer pas mal de salaires, et pas que des Smics. Sans donner de leçon d'économie à quiconque, cet argent "indécent", il contribue au près de douze milliards d'euros d'excédent réalisés à l'export par les vins et spiritueux français, deuxième poste en valeur au niveau national derrière l'aéronautique (dix-sept milliards d'euros) et devant l'industrie des parfums. De quoi trouver, mon cher Nicolas, un peu moins "exécrable" l'amertume de ce Cheval Blanc 2006, moins détestable le "sale petit goût" d'Yquem 2005, ils nous rendent finalement bien service ces "vins de riches", tant mieux s'ils se vendent. Parce que c'est bien joli de taper sur les riches, très comme-il-faut d'une façon franco-française (et ça fait bien rire à l'étranger…), mais, à chaque fois qu'un "riche" quitte la France, c'est d'abord pour l'État un peu moins de ressources pour payer les aides, les indemnités, les dépenses de Santé, les écoles, etc de ceux qui l'insultent quand il s'en va. Ça sert, aussi, les "riches".



Ne me faites pas dire, en revanche, ce que je ne veux pas dire. Oui, à titre personnel, je trouve parfaitement ridicule de payer mille euros, ou même cinq cents, ou même deux cents un produit dont le prix de revient peine, en comptant très très large, à atteindre les trente euros***. Surtout quand on a passé depuis longtemps l'âge de croire aux histoires à dormir debout, qu'on sait très bien qu'un cru dix fois, cent fois plus cher, ne sera jamais dix ou cent fois "meilleur", qu'il sera même parfois "moins bon". D'ailleurs, meilleur, moins bon, au goût de qui? On ne va pas y revenir.
Oui, je trouve ces tarifs aberrants. Et je ne vois aucune raison objective de continuer à acheter ces objets de spéculation, même s'il existe de vrais canons dans certains de ces vins dont les tarifs ont dépassé les limites de l'imbuvable. À Bordeaux (je ne sais pas pourquoi je pense à Lafleur 85?), comme en Bourgogne ou dans le Rhône.
Mais, pour ceux chez qui le vin n'est qu'amour, il reste tellement de nouveaux continents d'arômes et de saveurs à découvrir, de fraîches sensations à éprouver, de jeunes vignerons à rencontrer. Tellement de vins à apprécier librement, sans obligatoirement garder l'œil rivé sur leur prestigieuse étiquette, de peur de ne pas les apprécier pleinement. À boire comme on jouit, sans entraves.



* Très exactement, 3,17€ le litre, puis que les BiBs et les contenant autres que la bouteille de 75cl. sont intégrés au calculs. Ce chiffre concerne les vins tranquilles, hors effervescents.
** Ne serait-ce que parce que boire un grand sauternes de moins de vingt ans, Yquem ou pas, je trouve ça un peu couillon. Mais encore une fois, c'est son goût.
*** D'autant qu'il s'agit parfois de vins produits sur des terroirs faciles à travailler, pas dans des vignes d'alpinistes, façon Côte-Rôtie, Rhône suisse, Corbières ou Priorat.


Commentaires

  1. Nickel. On peut juste ajouter à cette démo que les vins à quatre chiffres (de prix, pas de millésime, uh, uh) ne sont destinés qu'à ceux qui peuvent les payer (ce qui a l'air d'une lapalissade, oui, mais non). Et dire que sans aller sur la lune chercher des vins de remplacement, on trouve partout dans les mêmes zones de production et parfois dans les mêmes appellations des pépites adorables.

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    1. On pourrait ajouter pleins de choses à cette démo, y compris des dégustations à l'aveugle, horizontales, des vins à quatre chiffres à côté de leurs concurrents à deux ou trois chiffres des mêmes appellations. Mais, finalement, est-ce que ça présenterait le moindre intérêt? Je n'en suis pas sûr car est-ce encore le vin qui compte?

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    2. Oui, pas si sûr... Une chose l'est en ce qui me concerne, c'est que l'âge ou l'expérience aidant, je ne trouve objectivement rien d'intéressant à dire sur un vin à 3 ou 4 chiffres, mis à part son prix.
      Bon je termine ma Côte Roannaise dans mon coin et vous laisse palabrer sur vos pépites adorables, comme dit l'autre, ou abordables.

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  2. Il y a une indécence à ces prix là, d'une part parce qu'ils sont purement spéculatifs, d'autre part parce qu'ils ne servent pas payer le personnel mais augmentent la cagnotte de ceux qui ont toujours plus. Ce monde là n'est pas le mien, il n'est pas plus celui de ma clientèle et par conséquent seuls quelques privilégiés (mais le sont ils vraiment finalement) peuvent évaluer la qualité intrinsèque de ces vins hors norme (financière) et surtout sont ils vraiment objectifs quand ils les évaluent car pour certains ils constituent leur fond de commerce .... ils sont devenus des chroniqueurs mondains, oh le beau Cheval!, quel spectaculaire Lafite! et ta soeur? ils peuvent dire ce qu'ils veulent qui va mettre 1500 € dans une bouteille pour vérifier l'honnêteté d'un avis autorisé, notre chroniqueur serait de toute façon personæ non gratta s'il avait l’outrecuidance de dévoiler un soupçon de vérité sur l'énorme supercherie qui se joue devant nous. Mais Vincent tu as raison, le rayonnement de la France ne passe pas pas les arômes subtils d'un parfum Dior mais par son aura .... alors continuons à vivre dans ce monde d’illusionnistes car le monde réel est quelque peu déprimant en ce moment ..... tchin

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    1. Marco,
      la filière viti-vinicole représente 800 000 emplois, dans un pays où le travail est devenu une denrée rare, c'est pas mal.
      Pour le reste, tu sais ce que j'en pense…

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    2. Mais je ne discute pas les emplois générés par la filière, je suis son premier défenseur, je dis simplement tout en connaissant ta position sur le sujet que les crus classés ne génèrent pas plus d'emplois qu'une structure viticole classique et que ça ne justifie pas ces prix. Contribuent ils au rayonnement du vin français dans le monde? oui indéniablement mais sans pour autant servir ni les autres productions nationales ni même et c'est le plus inquiétant les vins de Bordeaux qui sont étouffés et cannibalisés par cette main mise là. En gros et pour faire simple, je n'aime pas cet élitisme condescendant et la cour qui l'accompagne. Par contre je boirais volontiers un Pomerol de la famille Techer ou un Blaye de Marc Pasquet sans me préoccuper de rien d'autre que le plaisir de boire bon ....

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  3. De l'autre côté de l'Atlantique....même combat.

    Vous trouverez ci-dessous le lien d'un billet que j'ai publié le 9 janvier dernier dans le Huffington Post Québec sur la disparation des vins d'entrée de gamme vendus au Québec en bas de 10$ (7 Euros!)

    Notre bien-aimé monopole d'état a découvert que notre gouvernement qui est son seul actionnaire ferait encore plus d'argent si les produits proposés étaient vendus plus chers!

    http://huff.to/WP3Ya1

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