L'ogre rigolard du Priorat.


Il est 13h15. Alors que la voiture rouge file à travers la grisaille des banlieues de Tarragone, tout le monde à bord ne pense plus qu'au déjeuner qui s'approche. Ce n'est pas le moment de se perdre sur ces bretelles d'autoroute en éternels travaux et à la signalisation hésitant entre l'hermétisme et l'initiatique. Affamé comme les autres, le passager assis à l'arrière a pourtant une obsession supplémentaire: reboire à midi une bouteille du Granato d'Elisabetta Foradori. "Parce qu'il y en a plein sur la carte!"
Pour ceux qui penseraient que j'écris ivre et que, du coup, je peine à lire les panneaux indicateurs, je le répète, à ce moment-là, nous nous trouvons bien dans le Nord-Est de l'Espagne, entre Tarragone et Reus, au milieu de rond-points provisoires, à la recherche d'une hypothétique inscription nous signalant la direction de Falset. Et pas dans les Dolomites, perdus entre Trente et Mezzolombardo, hésitant entre une croisière sur le Lac de Garde et une descente à Saint-Moritz. Non, nous sommes bien sur la route de la capitale du Priorat.


Pour le déjeuner, nous avons rendez-vous "chez Toni". Qui ne connaît pas Toni, dans le petit monde de ceux qui arpentent les appellations médiatiques. Son restaurant, El Celler de l'Aspic, installé dans les murs de l'ancienne coopérative, est le point de passage obligé de ceux qui viennent visiter le coin. Et, grâce à cet type, sorte d'ogre rigolard, le Priorat (Priorato en espagnol, Prieuré en français) a beau être une région viticole, moi, je pense d'abord à aller y manger.


Rien que l'autre jour, pour fêter la pluie qui remplissait les veines de schistes et donc les sources de ces montagnes arides de l'extrême sud de la Catalogne, Toni et les siens nous servi un petit festin: de magnifiques beignets de morue, bien marqués par la texture de la pomme de terre, pas pâteux, pas gras pour un sou (d'un niveau comparable à ceux de l'Hispània, c'est dire!); des croquettes poulet-champignons qu'on auraient cru sorties de chez une mamie; une soupe de patates de jardin à la papada (double-menton, gras de la gorge de porc et aux chanterelles grises; calamars aux rousillous; entrecôte au cèpes. Entre autres… Au Celler de l'Aspic, c'est du sérieux, du produit, envoyé comme il faut, sans chichi-tralala, avec un sens du terroir qu'ont souvent perdu les chefs citadins, maniéristes, qui pourtant n'ont que ce mot à la bouche (alors que c'est nous qui voudrions l'avoir à la bouche, le terroir!). Le type est là pour nous faire manger, pour nous faire plaisir, pas pour se faire mousser ou se regarder pédaler.


Et puis, il y a aussi le liquide. Parce que ça, Toni, le vin, c'est sa passion, c'est sa vie. Toni, de son vrai nom, Antoni Bru, est sommelier. Mais un vrai, un terrien, pas comme les baltringues de Barcelone qui boivent du Coca. Sur sa carte de gamin du Priorat, on trouve bien sûr les crus du coin, à peu près tous. Mais là où le passager assis à l'arrière de la voiture rouge ne berlurait pas (c'est un habitué…), c'est qu'au Celler de l'Aspic, on peut aussi s'évader, comme en témoigne (ci-dessus) notre tableau de chasse du déjeuner. Pour le Granato, on a malheureusement touché le fond du 2001, il y avait une grosse verticale organisée au restaurant le mois dernier, et notre compagnon de table, le Dj de Gratallops (dont on reparlera) s'est chargé d'écluser les dernières. Ce sera du 2006. Si une bouteille vous tombe sous la main, décantez-là cinq ou six heures, donnez-lui beaucoup d'air. Conseil d'ami. Tout ça est encore très serré, un peu sur l'élevage aussi, le teroldego se la jouerait presque cariñena (sûrement pour faire plaisir à Toni). Mais ça vaut le déplacement, même si en l'état ça ne fredonne pas la mélodie du bonheur avec autant d'entrain que le morey-saint-denis de Dujac. J'ajoute que toutes ces bouteilles sont vendues à prix "caviste"…


Et, puis, je garde le meilleur pour la fin. Les bons jours, c'est-à-dire souvent, règne dans la maison de Toni cette belle ambiance vigneronne, généreuse, conviviale. On échange, on se passe un verre d'une table à l'autre, on parle fort. À l'opposé de l'ambiance cul-serré, funérarium, qui a cours la plupart du temps dans le monde du vin catalan. Chez Toni, les repas, qu'ils soient de détente ou de travail, durent, donnent le sourire à tout le monde. tant et si bien qu'il n'est pas rare qu'on sorte du déjeuner alors que la nuit et la pluie ont déjà englouti les montagnes du Priorat.


Commentaires

  1. En fait, vu de Paris, la dernière ligne de ce post est très agaçante. C'est plutôt ça que je dis.

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    1. Respire, Nicolas. En même temps, admets que nous entrons à table assez tard…

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  2. Qu'elle vie de rêve!! C est quoi votre métier? Vous trouvez comment le temps et les moyens de faire tout ça? Ça me fait rêver!!!

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  3. "Qu'el" dommage! On m'a enseigné de ne jamais répondre aux inconnus!

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  4. Claire Brussier Lechenet20 novembre 2012 à 14:35

    Travail...rendre l'utile à l'agréable, j’adhère!!!!

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  5. J'ai déjà travaillé chez Toni... excellent souvenir.

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