La vinification objective. (partie II)
(La première partie, MkI, c'est ici)
Pour
illustrer mon propos, parce qu'on ne boit pas que du jus de crâne, j'ai
choisi une bouteille, deux en fait, représentatives, me semble-t-il, de ce chemin qu'un
vinificateur peut parcourir afin d'accéder à une certaine humilité. Ces
bouteilles, ce sont les châteauneufs-du-pape 2009 et 2010, Cuvée spéciale de Tardieu-Laurent.
"Ouah, la honte! Le bolos! Tu vois pas qu'y kiffe un pinard de
négoce! T'as qu'à boire du Postillon, bouffon!" J'en entends déjà qui préparent leur réplique, magistrale,
dans le fond de la classe… Tardieu-Laurent, effectivement, c'est
une maison de négoce. "Négociants-éleveurs", c'est même marqué dessus,
comme le Port-Salut. J'ai envie d'ajouter, au moins, là, c'est marqué
dessus. Parce qu'on en boit beaucoup, plus qu'on ne le croit des vins de
négoce, et pas seulement chez Boisset, Jaboulet, Castel. Il y a des
vignerons reconnus qui s'y adonnent, tels Jean-Louis Chave, Élian Da
Ros… Et même dans le vin "nature" où c'est une activité en pleine
expansion, avec des gens (commerciaux, œnologues, vignerons) comme Cyril
Alonso, Anthony Tortull, Jean-Marc Brignot, Philippe Pacalet… Le
négoce, ce n'est pas forcément une honte, il faut parfois savoir
dépasser ses préjugés. Parce qu'il s'agit d'une activité polymorphe, humaine,
qu'il y a plein de façons de le pratiquer, comme tous les métiers du
Monde.
En l'occurrence,
je crois que pour le coup, Michel Tardieu fait bien son métier. La qualité de mon
jugement est évidemment sujette à caution puisque j'entretiens avec lui
des liens anciens, professionnels notamment, et que les bouteilles dont
je vais parler n'ont pas été achetées dans le commerce. J'aime ce type,
qui, dans mon imaginaire de gamin qui courait dans les rues de Lourmarin, voisine avec la cariole aux légumes
tirée par l'âne de monsieur Giampaoli, les soupes au pistou de madame
Benzi, les ébats parfumés de thym de la campagne du Maupas, les
pieds-paquets de Reine, rue du Grand-Pré, les nuits débridées des
lointes Bastides, le dernier virage de la route de Vaugines, la fête de Lauris, la pompe à essence de Dédé Baumas (va savoir s'il
n'est pas, comme Jimmy, un des plus gros propriétaires fonciers du
Paradis), etc, etc… Le décor est planté, je ne suis pas, en goûtant son vin, d'une
impartialité, d'une objectivité, à toute épreuve. Mais, comme lui qui marque "négociant-éleveur" sur son étiquette, je me dis que j'ai le
mérite de le dire. Chacun voit midi à sa porte.
Pourquoi, revenons au sujet, à cette notion de vinification objective, pourquoi ce châteauneuf-du-pape Cuvée spéciale 2009 et 2010 illustre-t-il bien mon propos? D'abord, parce que, comme je l'ai écrit plus haut, il indique un chemin, une direction. Tardieu-Laurent, chez les amateurs, est un nom bien connu. Porté aux nues par une partie de la critique, à partir de la fin des années 90, et dézingué par l'autre partie, depuis. La principale qualité des vins de cette maison, selon les uns, c'est leur richesse qui constitue, selon les autres, leur principal défaut. En tout cas, pour la "période Dominique Laurent"* de la maison Tardieu-Laurent, période marquée par des vins plus lourds, plus boisés. Car, ne tournons pas autour du pot, les crus d'aujourd'hui sont autrement plus digestes que du temps où le "Pâtissier de Vesoul" imposait sa marque de fabrique, caractérisée notamment par l'emploi massif des barriques de chêne qu'il vendait, les Magic Casks. Difficile d'imaginer à cet époque-là un vin fin, élégant, distingué comme le châteauneuf dont il est question ici.
Je ne pense pas d'ailleurs, sauf gros coup de chance, que ce soit un vin qu'on puisse élaborer de but en blanc. D'abord, parce qu'il faut trouver l'essentiel: un terroir. Un grand terroir. "Il faut arrêter avec les œnologues" me disait l'autre jour Michel en aparté d'une passionnante conférence qu'il tenait à Barcelone** sur l'utilisation des rafles en vinification, "donne-moi un grand terroir, où on peut mettre les rafles par exemple, et je te ferai du grand vin!" Là, pas de problème pour le terroir, c'est La Crau, le lieu-dit mythique de la colline papale, très exactement "une parcelle qui appartient à un papet" sur le bas de La Crau, avec du sable. Pour le cépage, pas de problème non plus, des vieux grenaches noirs, entre quatre-vingts et cent ans, tout ça vendangé à point, sans triche, sans confondre, comme les petits malins, fraîcheur et verdeur. La vinification est on ne peut plus classique, en douceur, avec rafles, sans recherche d'extraction forcenée, idem pour l'élevage, pour une partie dans le bois mais du très beau bois, évidemment pas neuf (sur du grenache fin, ce serait comme péter à table!).
Résultat, un 2009 d'une incroyable fraîcheur qui tranche avec les canons de ce millésime souvent décrit comme une année pour journalistes et pour Américains. Une espèce d'intensité toute en longueur qui invite (et invitera sans doute d'ici quelques années) à voir ce grenache pinoter. Idem avec le 2010. Le sommelier parisien Antoine Petrus, qui est tout sauf un bec-de-zinc,
me disait récemment que c'était "ce qu'il avait goûté de plus beau"
cette année en Rhône Sud. En buvant ça, on a l'impression de se balader un après-midi d'hiver sur la Crau, revigoré par le Mistral, porté par le soleil provençal, en rêvant de grives à la ficelle et de truffes. De mon côté, j'ai mis quelques centaines de kilomètres entre mes bouteilles de Cuvée spéciale et moi, histoire de lutter contre mes mauvais penchants, parce que, même si elles sont délicieuses à boire maintenant, ce serait complètement stupide de ne pas leur laisser le temps d'arriver à leur vrai niveau.
Alors, me direz-vous, une fois réglé le léger détail du terroir, dont on veillera également qu'il se soit pas non plus un dépotoir de produits chimiques, comment apprend-on à faire des vins pareils? Comment apprend-on à vinifier objectivement? Par le vice et la vertu, ai-je envie de répondre.
D'abord le vice, et le septième (donc le plus parfait?) des sept péchés capitaux, celui de gourmandise (dont je vous conseille d'aller voir au Prado la représentation qu'en fait Jérôme Bosch). J'ai rarement vu de grand vinificateur (au sens où je l'entends) qui ne soit pas un grand gourmand, un charnel. Et je me méfie comme de la peste des ascétiques, des tristes, des sérieux qui ont si souvent tendance à produire des vins à leur image. Je schématise, mais les croquemorts font souvent des vins de croquemorts. C'est pour ça aussi qu'il faut regarder manger ceux qui vous font boire. Michel Tardieu fait partie de ceux auxquels j'adore "servir la soupe", parler d'oiseaux non-vidés et de son boucher qui lui garde la viande deux mois, lui faire découvrir un vrai bœuf gras de Bazas, le regarder s'émerveiller devant une poêlée de cèpes. Je crois que sa gourmandise est une de ses premières qualités. Pour le solide, mais aussi pour le liquide. Sans exclusive. Avec humanisme. "Pourvu que ce soit bon". Il va s'émerveiller indifféremment des chablis (exquis) de Thomas Pico*** que, l'autre soir, de l'émouvant gevrey-combottes 06 de chez Dujac. Sa philosophie est simple (j'ai la même): "j'aime le vin nature quand il ne sent pas le vin nature, j'aime le vin élevé dans le bois quand il ne sent pas le vin élevé dans le bois, etc… Bref, ce que j'aime, c'est le vin, pas le principe". On en revient au "sans gourmettes ni banderoles" de la première partie.
Pour ce qui est des vertus cardinales que réclame le métier de vinificateur objectif, l'humilité me semble fondamentale: "éviter de vouloir à tout prix être sur la photo", écrivais-je hier. Ne pas vouloir systématiquement imposer sa marque, au chai, ce qui me rappelle au passage la teneur des propos d'Aubert de Vilaine, la semaine dernière au "Davos du Vin" (Dieu que ce nom est laid!), négligeant de parler de la cave, ne souhaitant s'exprimer que sur la vigne, avec beaucoup de décontraction. L'humilité mais aussi le courage et la patience, car ces vins-là sont des vins de Sagesse, d'hommes (ou de femmes) mûr(e)s, pas de novices.
À ces vertus cardinales, j'en ajouterai une dernière, théologale: la foi. Celle qui permet de voguer contre vents et marées, de se dégager des modes. D'éviter, soit de tomber dans le panneau, soit de piquer une colère quand un journaliste parisien vient vous mettre sous le nez, en plein salon, un coteaux-champenois rouge, bien acide, afin de vous expliquer que c'est le genre de vin que vous devez faire désormais pour lui plaire, vous dont les grenaches, les carignans, les mourvèdres, les syrah ont un merveilleux accent provençal qu'aucun cours de diction ne pourra jamais éradiquer. Oui, je crois qu'il faut avoir la foi, celle qui incite à continuer à faire les vins de son terroir, naturellement, sans le trahir, sans le maquiller d'une façon ou d'une autre, objectivement, malgré les impératifs médiatico-mondains. En se fichant pas mal de la tendance.
D'abord le vice, et le septième (donc le plus parfait?) des sept péchés capitaux, celui de gourmandise (dont je vous conseille d'aller voir au Prado la représentation qu'en fait Jérôme Bosch). J'ai rarement vu de grand vinificateur (au sens où je l'entends) qui ne soit pas un grand gourmand, un charnel. Et je me méfie comme de la peste des ascétiques, des tristes, des sérieux qui ont si souvent tendance à produire des vins à leur image. Je schématise, mais les croquemorts font souvent des vins de croquemorts. C'est pour ça aussi qu'il faut regarder manger ceux qui vous font boire. Michel Tardieu fait partie de ceux auxquels j'adore "servir la soupe", parler d'oiseaux non-vidés et de son boucher qui lui garde la viande deux mois, lui faire découvrir un vrai bœuf gras de Bazas, le regarder s'émerveiller devant une poêlée de cèpes. Je crois que sa gourmandise est une de ses premières qualités. Pour le solide, mais aussi pour le liquide. Sans exclusive. Avec humanisme. "Pourvu que ce soit bon". Il va s'émerveiller indifféremment des chablis (exquis) de Thomas Pico*** que, l'autre soir, de l'émouvant gevrey-combottes 06 de chez Dujac. Sa philosophie est simple (j'ai la même): "j'aime le vin nature quand il ne sent pas le vin nature, j'aime le vin élevé dans le bois quand il ne sent pas le vin élevé dans le bois, etc… Bref, ce que j'aime, c'est le vin, pas le principe". On en revient au "sans gourmettes ni banderoles" de la première partie.
Pour ce qui est des vertus cardinales que réclame le métier de vinificateur objectif, l'humilité me semble fondamentale: "éviter de vouloir à tout prix être sur la photo", écrivais-je hier. Ne pas vouloir systématiquement imposer sa marque, au chai, ce qui me rappelle au passage la teneur des propos d'Aubert de Vilaine, la semaine dernière au "Davos du Vin" (Dieu que ce nom est laid!), négligeant de parler de la cave, ne souhaitant s'exprimer que sur la vigne, avec beaucoup de décontraction. L'humilité mais aussi le courage et la patience, car ces vins-là sont des vins de Sagesse, d'hommes (ou de femmes) mûr(e)s, pas de novices.
À ces vertus cardinales, j'en ajouterai une dernière, théologale: la foi. Celle qui permet de voguer contre vents et marées, de se dégager des modes. D'éviter, soit de tomber dans le panneau, soit de piquer une colère quand un journaliste parisien vient vous mettre sous le nez, en plein salon, un coteaux-champenois rouge, bien acide, afin de vous expliquer que c'est le genre de vin que vous devez faire désormais pour lui plaire, vous dont les grenaches, les carignans, les mourvèdres, les syrah ont un merveilleux accent provençal qu'aucun cours de diction ne pourra jamais éradiquer. Oui, je crois qu'il faut avoir la foi, celle qui incite à continuer à faire les vins de son terroir, naturellement, sans le trahir, sans le maquiller d'une façon ou d'une autre, objectivement, malgré les impératifs médiatico-mondains. En se fichant pas mal de la tendance.
* ce n'est pas un secret, Michel Tardieu et Dominique Laurent ont divorcé, il y a une paire d'années, le Provençal a du racheter au Bourguignon, le nom de cette maison qui fonctionne bien, à l'export notamment, et qu'il dirige désormais en famille.
** au restaurant-cave à vin Monvínic. Un moment rare, avec beaucoup de spontanéité, d'humilité et de sensibilité par rapport au vin, à l'opposé des certitudes récités comme des machines par la plupart de ceux qui généralement "jouent à la maîtresse" dans les masterclasses.
*** Thomas Pico, du Domaine Pattes-Loup. J'ai un faible pour son Montmain, le 2008 était exquis, le 2009 est un 2009 et Michel me dit que le 2010 est une bombe!
loco-motive
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