Un café au lait indigeste.

Il faut parfois savoir sortir de son rôle. Comme on sort de ses gonds. De fait, il n'est pas vraiment question de vin ou de gastronomie, dans la "petite" histoire de café au lait que je vais vous raconter aujourd'hui. Mais, que voulez-vous, l'injustice me coupe l'appétit. Et cela fait plusieurs fois qu'on m'alerte à ce propos, et que je sens dans cette affaire quelque chose qui m'évoque vaguement l'arrestation de Costas Vaxevanis, ce blogueur grec coupable d'avoir dénoncé les mœurs fiscales de son pays, acquitté depuis.

C'est l'histoire d'un journal catalan, d'une revue qui va peut-être disparaître. Cafe amb llet, diffusée à la fois sur papier, gratuitement, et sur le web, éditée, dans leur cuisine, par Marta Sibina et Albano Dante, deux habitants de Breda, un village de la province de Gérone, au nord de l'Espagne. Cafe amb llet a visiblement trouvé son lectorat, selon les chiffres officiels, il s'agit de la seconde revue la plus lue de sa région avec 34000 lecteurs. On y parle, sur un ton un peu gauchiste, revendicatif, des affaires du coin, et parfois de ce dont la Presse locale, bien élevée, ne parle pas.

Par exemple, de la corruption, un des maux de l'Espagne, mais aussi un mot qui se traduit à merveille en catalan*. Marta Sibina et Albano Dante ont enquêté deux ans sur une des filières présumées de financement du CIU, la parti nationaliste au pouvoir dans la région, un vaste système de détournement d'argent public qui se serait nourri sur le dos les hôpitaux catalans, système rapidement enterré par les organismes de contrôle locaux subitement frappés de cécité. Alors que sont annoncées depuis des mois de drastiques réductions des budgets de Santé, on aurait presque envie d'en rire. Sur ce scandale, pas un mot dans la Presse régionale. Il faut dire que, à condition de publier dans la langue locale, les journaux sont abondamment subventionnés par la Generalitat de Catalunya. Ne mords pas la main qui te nourrit? Cafe amb llet a fait son travail (même si ce n'est pas le sien, d'un point de vue corporatiste), le grand quotidien national El País l'a suivi, et la Justice, du coup, avec quelques années de retard, fait mine de s'y intéresser.

Mais voila, emportés par leur élan, les deux journalistes (il me semble qu'ils méritent le titre autant que d'autres) de la "petite" revue de Breda viennent de se faire prendre. Pas sur le fond, sur la forme. Dans une de leurs vidéos, au printemps dernier, ils avaient titré (ah, les titres…) à propos de la scandaleuse affaire que je viens de vous résumer: "le plus grand vol de l'Histoire de la Catalogne!". Le côté historique a du déplaire au juge de Barcelone qui a surtout noté que la véhémence de leur propos exprimait une opinion qui débordait du cadre de la Liberté d'Expression. Et qui a condamné les auteurs de ce Cafe amb llet que les honorables notables nationalistes devaient commencer à trouver indigeste à dix-mille euros de dommages et intérêts; deux fois plus que ce que demandait le procureur, admettons que c'est une preuve d'indépendance de la Justice… Cette somme signe en tout état de cause la mort de la revue, ce qui est finalement la meilleure façon de la faire taire.

Cette affaire commence à circuler sur les réseaux, mais comme la quasi-totalité des écrits qui en parlent n'est rédigée qu'en catalan, tout cela n'est évidemment lu que par trois pelés et un tondu. Dans un contexte politique bizarre, alors que la Catalogne s'apprête à voter pour élire ses élus régionaux dans une ambiance "caudilliste"*, pour reprendre le terme du dernier éditorial d'El País, alors que certains liders national-populistes dénoncent l'atteinte à la liberté dont seraient, par le fait de l'Espagne, victimes les Catalans, il ne me semble pas vain de raconter cette "petite" histoire. Et tant pis si pour une fois le linge sale n'est pas lavé en famille.

* "l'Espagne nous vole" entend-on en permanence dans les discours national-populistes, mais comme le rappelait El Pais, encore une fois, les Catalans, par le biais de leurs politiciens, sont apparemment assez grands pour se voler eux-mêmes.

** de Caudillo, le Chef de file, le Guide, en référence à Franco dont c'était le surnom.