L'autre route de la Gauche caviar…


Finir à trois heures du matin dans un bar à vins branché de Barcelone, ça peut éventuellement être drôle. Ça l'est vraiment si l'on se trouve en bonne compagnie. Surtout quand il s'agit d'un apéritif qui a mal tourné, à cause de mauvaises rencontres. Encore plus quand on était à midi en haut des Corbières, en train de griller sur des souquets des maigrets* de canard, avec Gégé le chef des chasseurs et Ziou le pompier-rôtisseur, histoire de digérer la dinde qu'on s'était tapé la veille**.
La vie est une guerre de mouvement. Et la liberté, un don de Dieu. C'est d'ailleurs au "Dieu d'avant" que je pense quand j'écris ça, à Pan, que définit si parfaitement Brassens. Quant à l'improvisation, c'est un art. Ceux qui aiment le jazz, avec ou sans bulles, me comprendront, bien sûr. Ceux qui conservent le souvenir ému du récit des virées impromptues de Roger Nimier, capable, pour aller boire un verre, de traverser verticalement une France sans autoroutes dans sa Maison***, aussi.
Michel Smith est plus familier du saxophone de Coltrane que de la littérature des hussards. Son pork-pie hat en témoigne. C'est aussi un homme organisé, un reporter formé à l'école du Filofax; vendredi dernier, il me semble bien l'avoir involontairement aidé à se détourner du droit chemin. À prendre une autre route.


Michel, je lui avais suggéré de se joindre à nous car arrivait vendredi matin un vol de journalistes parisiennes venues découvrir les Corbières sur un tapis roulant, avec un repas chez Goujon pour faire luxe et un repas à la coopé pour faire vrai. Ça tombait bien, il voulait venir goûter quelques vins et devait m'apporter un cadeau que je languissais, une incroyable bande dessinée dont je vous parlerai bientôt. En plus, avec les Parisiennes, on ne se sait jamais, il pouvait également me servir d'interprète.
Rendez-vous donc à Embres-&-Castelmaure. Pouet-pouet! L'autobus arrive, l'attaché de Presse est pressé, fait les gros yeux quand les filles lui demandent de monter dans les vignes, les endort avec trois barriques; les pauvres, elles n'auront même pas vu la chapelle Saint-Félix! Pendant ce temps, avec mes deux comparses, on prépare le casse-croûte, Gégé surveille le feu et Ziou trie les rousillous (lactaires) qu'il vient d'aller cueillir. Michel Smith, lui, se met en chasse de carignan (son cépage-fétiche), ce qui n'est pas le plus difficile à trouver ici! Remarquez, je dis ça, mais en même temps, j'ai lu récemment une espèce de manuel scolaire des infaillibles Wine Educators anglais qui l'avait effacé du Languedoc, ce bon vieux carignan. Je sais qu'on a beaucoup (trop?) arraché du mal-aimé, mais l'ignorer dans cette région, c'est comme ne pas trouver d'eau à la Méditerranée…


Les maigrets sont excellents. Du mulard élevé dans l'Aude, que l'éleveur vend à Narbonne, à la Ferme Côté Producteurs, dans une zone très moche mais où l'accueil est adorable. Un peu de sel de Gruissan, un tour de poivre et un bon coup d'huile d'aglandau sur les rousillous passés eux aussi à la braise de souquets (têtes de ceps). Je rougis des compliments d'une connaisseuse, une Ariégeoise de Paris, Blandine Vié****. On mange debout, en buvant des coups, j'en profite même, parce qu'on en est au vin jeune pour frimer avec mon arme fatale contre la réduction des jeunes jus, la superbe carafe tourne-et-retourne New Norm, dessinée par l'architecte scandinave Peter Ørsig. Le système est assez simple: la bouteille se fixe sur la carafe, son contenu dégouline avec un maximum de ruissellement pour aérer, puis, grâce au joint, on retourne l'ensemble et le vin revient dans la bouteille.


Le décanteur tourne à fond, d'autant que j'ai détourné quelques flacons secrets. En fait des vins en cours d'élevage, en cours d'élevage-bouteille, des jus issus des meilleurs terroirs du village, vinifiés en cuves-ciment, puis embouteillés très rapidement, sans jamais avoir vu le bois, afin de préserver leur fruit. L'idée, c'est d'éviter cette redondance, ce "pléonasme gustatif" que nous sommes de plus en plus nombreux à déceler, trop souvent, dans le mariage (mariage ou divorce?) entre les cépages du Sud et le bois. Une autre façon, donc, "une autre route", c'est justement le nom de famille de ces cuvées (dont je vous dirai un jour le prénom). Et, c'est là, une verre à la main, que nous en venons à parler de route avec Michel Smith:
"– dis, Michel, en rentrant à Perpignan, tu pourrais, stp, me déposer à la gare pour que je prenne le TGV de Barcelone?
– Pas de problème. Mais si je t'accompagnais à Barcelone?
– Ben, tu dors à la maison et on va aller prendre l'apéro entre garçons!"


L'autobus repart, plein de Parisiennes réjouies, on range le barda. Comme d'habitude Gégé et Ziou ont été parfaits (je vous parlerai un jour de leurs sangliers et de leurs escargots), je plie mes affaires, embrasse l'Altesse, oublie au passage trois côtes de bœuf pour le dîner du lendemain, et nous voici en train de zigzaguer dans les Corbières, sur la route d'Opoul. Encore une route alternative. Tellement belle que tout y devient sublime, même les éoliennes… Une halte à Perpignan, le temps de pester contre ces maudits "marchés de Noël" qui viennent jurer avec l'architecture et l'ambiance des villes du Sud, le temps aussi de boire un moka, car Barcelone nous attend.


Quand on reçoit un gentleman en Espagne, que peut-on lui servir d'autre qu'un fino ou une manzanilla? Le problème, caballero, c'est que nous ne sommes qu'à Barcelone. Et boire des vins de Jerez, Montilla ou Sanlúcar, ici, c'est la plupart du temps comme chercher un cassoulet à Lille. Je sais, certains d'entre vous ont lu dans un magazine spécialisé, il y a deux ou trois ans, que les Catalans adoraient ça; mais je vous assure, il ne faut pas croire tout ce qui est écrit dans les journaux… Une des solutions, c'est de passer à Monvínic, calle Diputación. Coup d'œil rapide à l'iPad rustique qui tient lieu de carte, ce sera du jerez, un des meilleurs, le N°27 d'Equipo Navazos, issu du grand terroir de Macharnudo alto. Michel ne sait pas encore ce que c'est, il aurait du lire plus attentivement ce vieux billet.
Reste, puisqu'on a décidé de remplacer la Catalogne par la magique Andalousie, à trouver de quoi tapear. On essaye les beignets de morue, trop pâteux. La truite marinée, c'est mieux, mais… C'est alors que me vient une idée…


Regardez bien cette petite boîte métallique devant l'homme au chapeau (une de nos manies communes). Oui, c'est bien du caviar, pas l'horreur scandinave dont je vous parlais hier, du vrai. Enfin du caviar d'élevage du Val d'Aran, bio de surcroît. Pas mauvais du tout le truc, peut-être "un peu moins caviar"que celui de Gironde, plus fade, moins intense, mais pas mauvais. Et quand même beaucoup moins coûteux que ses incomparables concurrents iraniens ou russes. En revanche, on l'a échappé belle, car dans le coin, du caviar, on en produit aussi dans le Delta de l'Ebre, une rivière-poubelle qui en plus a comme point final deux des centrales nucléaires les plus menaçantes d'Europe…


Alors, cet accord? Pas si mal que ça, mais à certaines conditions. Liées d'une part à la puissance de cette cuvée n°27, qui est un fino de garde, riche, généreux (cf. mon billet de février) et à la relative fadeur du caviar aranais. Le problème, c'est que nous buvons trop! C'est Michel qui trouve la solution, le réglage, en fait. Le jeu consiste à poser sur sa langue quelques grains noirs que l'on écrase soigneusement avant d'avaler une petite gorgée de fino, qu'on évitera d'ailleurs de trop malaxer en bouche, sous peine d'effacer la frêle trace du caviar local.
Ce que je pense, c'est que pour que cet accord soit davantage équilibré, il faudrait opter pour un caviar "plus caviar" et pour un fino un poil moins dominateur, comme par exemple le n°15 de la même maison. Le jerez ne s'en sort pas plus mal, en tout cas, que tant de vins qui viennent se fracasser contre ce produit rare et exigeant. J'attend en tout cas l'avis de mon commensal puisque nous nous sommes promis de parler de ce même sujet, par blogs interposés, le même jour, suivez donc le lien, en cherchant son papier du jeudi 29 novembre. Pour le reste, photographier Michel devant une boîte de caviar, connaissant ses idées politiques, demeure pour moi un des points forts de ce mariage de saveurs…


La pudeur nous interdit de raconter ici la suite de ces luxueux préliminaires. Chose promise, chose due, nous sommes allés rôder dans les rues de Barcelone, avec notamment une belle étape de montagne (tendance descente) à la Fabricà Moritz, un lieu qui décidément se décontracte et commence vraiment à ressembler à un bar à vin. Bel échange aussi avec les Cannan de Clos Figueras (vous m'avez bien eu avec votre 2006, Anne…), un joli moment avec le pinot noir de Cornulus, et suffisament d'énergie pour refaire (fort tard) le Monde. Hasta pronto, L'homme au chapeau!



* j'aime beaucoup utiliser ce terme de maigret, cher à André Daguin, le Fratriarche auscitain qui n'est pas étranger à la (re)naissance de ce produit il y a une bonne trentaine d'années.
** pas de contresens, c'était Thanksgiving.
*** la Maison de l'écrivain Roger Nimier, c'était sa voiture où Antoine Blondin racontait qu'on trouvait aussi bien des chemises soigneusement pliées, au cas où que des vieilles feuilles d'impôt oubliées. Grâce à elle, nous dirons qu'il est mort dans son lit… De cet auteur longtemps honni, car de Droite, on vous dira de lire Le hussard bleu. Personnellement, je vous invite à commencer par Histoire d'un amour.
**** Blandine Vié que vous pourrez notamment lire dans Greta Garbure Magazine, le blog qu'elle partage avec Patrick de Mari, mais aussi dans tous ses bouquins dont le dernier, San-Antonio se met à table.


Commentaires

  1. Well, well, cheers to you, amigo ! Eh oui, je me suis rincé à la bière...

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  2. Un bonheur de lecture que les pérégrinations picaresques de ces deux illuminés aux yeux éponymes :)

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  3. bonjour, Michel et Vincent,
    ah vous ne nous faites pas du copé-fuyons, vous réunissez la droite cassoulet avec la gauche caviar, cette seule droite que je peux apprécier comme si Coltrane jouait du Maupassant. Nimier n'est pas Céline, mais avec les Blondin, Roy voire le Corrézien Tillinac, ils forment autour de leur table ronde, cette droite anarchiste qui peut m'être parfois sympathique même si l'analyse me parait tiré d'un mauvais vin.
    Et cette gauche caviar, façon Smith, me réconcilie avec la vraie gauche, pour le caviar j'ai toujours aimé, malgré des moyens de besogneux.
    Là est toute l'unité, l'ouverture d'esprit comme de la bouteille, est une façon d'être, vous représentez bien cette valeur humaine. Comme quoi les jugements ne sont pas importants, seule compte l'objectif, même si l'analyse est hélas parfois différente. Vous aimez tous les deux, tout ce qui rapproche les HOMMES, soyez remerciés de nous le faire partager. Faire des étapes de montagne quel que soit le vignoble vous fait les mollets de sains vivants, et je préfère descendre des Côtes (du rhône) que de monter le Ventoux. Simplement dommage que Blandine, n'ai pu vous suivre, c'eut été certainement un accélérateur et pas un frein, je dis cela pour la droite misogyne (humour)

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  4. Elle est peut-être du centre, la Blandine... ;-)

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    1. Mais oui, tu as raison, Michel, c'est un truc régional! Bayrou, sors de ce corps!

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  5. Qui qu'il en soit, votre blog est vraiment très intéressant.

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