Le livre du meilleur restaurant du Monde.
Qu'il y a-t-il de plus exaspérant que les livres de cuisine? Vous me direz qu'il y en a pour tous les goûts. L'opuscule sur Velin du dénicheur de tendances foodistes, le bouquin de recettes végétariennes du mannequin anorexique, la compilation de secrets éventés du cuistot télégénique, le testament technique du chef tri-étoilé, l'album-photo en quadrichromie de la styliste de mode, la plaquette de supermarché revisitée par un créateur-menteur, le manuel de chimie du chercheur pas si fou que ça, etc, etc… Des publications culinaires, il y en a toujours eu beaucoup, j'en ai moi-même commis, mais depuis que nos sociétés citadines, blasées et agnostiques, ont fait de la bouffe une nouvelle religion, c'est l'invasion.
Le pire, d'ailleurs, ce n'est pas tant l'ouvrage en soi que l'usage qui en est fait. Exemple, vous êtes invité à dîner chez Julie, Blanche ou Domitille, et pour vous honorer l'hôtesse a décidé d'exécuter (le mot est précis) un plat de Michel Bras, évidemment le plus compliqué de son recueil des Éditions du Rouergue; les assiettes arrivent, besogneuses, froides de surcroît, et devant la mine gênée des convives, Julie, Blanche ou Domitille s'exclame "vous savez, ce n'est pas de moi, c'est du Bras, j'ai suivi la recette à la lettre." Le laguiole vous démange…
Car il va de soi que même pour les singes savants qui se masturbent devant Topmasterchef, la plupart des préparations couchées sur papier glacé sont irréalisables; par omission, négligence ou volonté de l'auteur, leurs modes d'emploi ne sont généralement pas à la portée du premier ou de la première venue. Sans oublier les œuvres des faussaires et des paresseux qui se contentent de photocopiller des grimoires du XIXe siècle où l'on faisait blanchir les ris de veau et cuire le filet de bœuf une quarantaine de minutes. Après tout, c'est peut-être mieux ainsi: le livre de cuisine n'est-il pas une sorte de Lui ou de Playboy de cette époque qui bande mou, sa destination finale n'est-elle pas tout simplement l'onanisme?
Toujours-est-il que l'in-quarto un peu carré mais cartonné que j'ai reçu au courrier de lundi a suscité chez moi une érection de magnitude neuf sur l'échelle ouverte de mon cœur. La Ferme de la Ruchotte, c'est son titre, est tout à la fois un recueil de recettes, un manifeste politique, un roman d'aventures, un conte pour enfants, un album d'images, une leçon de morale et un catalogue scientifique. Attention, attention, amis foodistes, collectionneurs asiatiques, enthousiastes américains! Stoppez votre élan, quoique d'origine bourguignonne, ce n'est pas un objet pour vous. D'abord, il n'est pas assez assez cher pour vous, 25€ TTC seulement; minable, un truc de fauché en ces temps de crise où les vrais génies, eux, ont le cran de sortir des bouquins à 1500€*! Après, je vous l'accorde, ça parle d'un chef, de sa cuisine, de ses produits. Rien que de très banal, donc, si ce n'étaient le chef, la cuisine, les produits du "meilleur restaurant du Monde". Eh oui, rien que ça! Le meilleur restaurant du Monde. Rassurez-vous, ce n'est pas moi, pas plus que les bouffeurs de jelly sponsorisés par Nestlé qui avons décerné cette prestigieuse récompense, c'est un homme de l'art, mon pote Carlos Orta, le Dj catalano-bourguignon du Villa Más. À ce stade, ceux qui ne suivent plus n'ont qu'à cliquer sur les liens orange pour le résumé des épisodes précédents.
Puisqu'on parle de liens et d'épisodes précédents, plutôt que de vous parler en long et en large de La Ferme de la Ruchotte, d'Eva et de Fred Ménager, cliquez sur celui-ci et vous aurez droit au roman-photo de ma visite là-bas. Alors, pour en revenir à cet ouvrage sans fard, sans marketing, sans paillettes, il ne va pas démoder mes livres de chevet, à savoir, La Cuisine Paléolithique, La Cuisine des Pays d'Oc et de Cocagne et L'art de parler la bouche pleine. Il va les compléter, m'offrir, surtout quand je suis en Espagne au pays du poulet qui sent le poisson, cette indispensable part de rêve sans laquelle le sommeil n'est pas réparateur. Car pour moi, pauvre émigré, les recettes de La Ferme de la Ruchotte sont tout aussi irréalisables que les recettes de Michel Bras à Julie, Blanche ou Domitille: où vais-je trouver les trésors de la Nature et de l'intelligence humaine combinées, les trésors de la basse-cour, de la porcherie, de l'étable, du potager et du verger que nous montre Fred Ménager? Nulle part**, bien sûr! Mais, tel un adolescent acnéique, je vais, avec fièvre, fantasmer sur la chair ferme, sur la peau dorée, les cuisses rebondies, la gorge ample, le croupion grassouillet des créatures de rêve de La Ruchotte.
Rien que pour ça, et pour des dizaines d'autres raisons que vous détaillerez livre en main, je vous demande instamment de courir chez votre libraire*** et d'offrir à Noël, à tout ceux que vous aimez l'in-dis-pen-sa-ble bouquin, vrai, paysan, de Fred Ménager, Julie Gerbet & Pierre Acobas (préfacé par Jean-Paul Géné) aux Éditions Alternatives. La Ferme de la Ruchotte (le livre et le lieu) constituent un chef-d'œuvre d'art modeste, durable, l'acmé du luxe, l'exact contraire d'un sac Vuitton ou d'un repas moléculaire.
* Sachant que l'ouvrage en question pèse 17 kilos, ça nous fait quand même du 88,23€ le kilo, ce qui est quand même beaucoup plus couteux et bien moins utile pour un gourmet qu'une volaille de La Ferme de la Ruchotte…
** Contrairement aux manuels de chimie des frères Adrià où tout est très simple à mettre en œuvre pour peu qu'on dispose de quelques Texturas® et du catalogue Sosa.
Passionnantes photos, surtout la première et la troisième. Hélas, ce type de "authentique" se fait récupérer vite par des gens qui portent le sac L Vuitton...
RépondreSupprimerVous n'avez pas tort, Luna. Mais je crois que ce type-là, avec son caractère, avec le parcours qui est le sien, la vie qui est la sienne, ça ne va pas être simple de le récupérer.
Supprimerc'est drôle, un de mes plus gros clients fabrique tous les sacs Vuitton, un mec extraordinaire que j'adore, Jean-Louis de son prénom… Récupérer oui d'accord mais pour faire quoi??? Mieux vivre mes animaux, ben oui alors d'accord...
Supprimer@Fred Ménager (si c’est lui). Excellente matière à réflexion. J’exhorte au mois une fois par mois les lecteurs de mon modeste blog à ne pas faire leurs courses dans la grande distribution. Et pourtant, il y a deux étés, un client de chez Gilles Goujon est passé au domaine après son repas là-bas. Avec ses amis, ils y avaient bu un Vin Doux Naturel sorti de notre cave. Ils ont quitté mon domaine avec un coffre plein de vin. J’ai cherché à savoir qui étaient ces clients, fort sympathiques au demeurant indépendamment de leur achat : il s’agit de propriétaires de supermarchés en région PACA !
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