Pinot noir et corrida, ultimes tragédies païennes de l'Occident?


Le pinot noir, c'est comme la corrida. Un jour dans ta vie, tu en vois une exceptionnelle. Peut-être même ne l'était-elle pas, mais les circonstances, l'ambiance, la compagnie, le repas de midi… Imaginez, tout coule de source. On pense à la perfection, à la lumière, à la magie. En tauromachie, on invoque "el duende", les Bourguignons, eux, disent que ça pinote.
Tu as connu ça, donc, cet instant de grâce. Et, le reste de ta vie, tu ne penses plus qu'à ça: le revivre. Alors, tu te tapes des corridas moyennes, avec du bétail de contrebande ou des toreros tremendistes. Et des pinots durs comme une corne de Miura ou au contraire aussi insignifiants qu'une vachette. Parfois même aussi vulgaires que les démonstrateurs de pastis de la feria de Béziers.
D'Andalousie en Bourgogne, te voilà parti pour une longue quête, parfois vaine, éventuellement divine, où il ne t'appartient plus de compter les kilomètres, et (désolé pour la trivialité) ton argent.


Pour reprendre le terme de Miguel Sánchez Robles*, le pinot noir est-il, comme la corrida, "l'ultime tragédie païenne de l'Occident"? Je ne sais pas. Il reste en tout cas une de ces zones de non-droit, de doute qui ajoutent au charme du monde du vin. 
Bien sûr, comme tous les autres cépages, on peut lui appliquer des règles, théoriser, rationaliser, mais son caractère insaisissable demeure, qu'il s'agisse d'un grand cru à quelques centaines d'euros la bouteille ou d'un inconnu, d'un "sans-grade", découvert au détour du chemin. Le duende, chez lui, est tellement compliqué à trouver qu'il arrive même qu'on le lise plus aisément, dans des vins d'autres cépages…


Je me faisais cette réflexion le long des départementales tellement "douce France" qui virevoltent sur les collines de l'Ouest audois, entre Magrie et Alaigne, après avoir justement pissé au milieu d'une belle vigne de pinot noir, à Castelreng**. Ces raisins en train de vérer, ce calcaire, ces argiles, j'avais soif de pinot. Revenir sur nos pas, vers Roquetaillade, vers ces crus dont je vous ai déjà parlé, ou d'autres qui restent à découvrir? Pourquoi pas, nous y avons songé. Puis est venue l'idée géniale, piquer au nord, vers un terroir a priori plus plébéien: La Malepère.


Passés La-Digne-d'Amont et Loupia, immédiatement l'horizon s'élargit. Franchement, malgré la beauté des paysages, ça ne sent plus trop la vigne. Seuls les plus hauts coteaux s'anoblissent de belles rangées de ceps, le reste est grignoté par le tournesol, le blé et le maïs. 
L'amateur de pinot à l'imaginaire nourri de clos et de murettes, de calvaires moussus, en est pour ses frais. Personnellement, je songe à la banalité paysanne d'un grand terroir austral, à l'Australie méridionale de Philip Jones, les vaches en moins (elles ne sont pas loin, dans La Piège), là où se produit la Romanée-Conti des antipodes.


À Alaigne où nous nous arrêtons, pas de cérémonial, mais des éclats de rires. Une famille de vignerons-paysans qu'on rencontre plus souvent dans leurs vignes ou perchés sur leur tracteur que dans des pince-fesses pour mondainvineux parisiens. Domaine Girard, chemin de la Gariguette. J'en avais entendu parler ici et là (merci, le Serbe…), pas vraiment chez des baltringues ou des vendeurs de blue-jeans.
On goûte d'agréables chardonnays (la petite cuvée me semble imparable sur l'huître) et, sans façons,  parce que nous sommes pressés, arrivent les rouges. Le premier pinot noir, c'est simple, j'en boirais des litres. Frétillant mais pas simplet, enjoué mais pas vulgaire. "Pur glouglou" comme disent les déjà vieux pour faire encore jeunes.
À tel point que je m'y reprends à deux fois pour lire le tarif: sept euros et des poussières, quarante deux euros le carton. C'est du hors taxes? Non, non…


Non content d'avoir découvert aux confins des vignobles de La Malepère et de Limoux le "bon petit bourgogne" à sept euros la bouteille qui va rendre fous de joie mes lecteurs anglo-saxons, je tends mon verre pour goûter la cuvée supérieure, la parcelle de Pech Calvel, facturée elle dans les dix euros TTC. 
Auront-ils maîtrisé l'élevage? Va-t-on retrouver ce charme, cet équilibre qui m'ont tant plu dans le petit vin? Ben oui, mieux que ça, d'ailleurs. Il y a dans ce vin des mélanges d'arabesques et de raideurs qui, toutes choses égales par ailleurs, m'évoquent, en version liquide, paysanne, l'art de Jose Tomás. Je le vois déjà remplir de grands verres d'épais cristal, tachés par le gras du poulet rôti mangé avec les doigts. Pourquoi pas après. Après les arènes.


Entre ceux que j'ai bus à Limoux, et cette pépite de La Malepère, difficile de ne pas penser que ces terroirs océaniques de l'Aude sont d'admirables hôtes pour le pinot noir. Au moins autant que certains cul-de-basse-fosse bourguignons ou les plaines industrielles du Nouveau monde. reste la réputation. La mauvaise réputation, aggravée encore il y a quelques années par le scandale du "faux pinot" imputable à la grosse coopé du coin qui, non contente de casser les prix, a ruiné beaucoup d'espoirs de percer aux États-Unis.
Mais quelque chose me dit que ça reviendra, qu'il faut persévérer. Car la "mode" du pinot (qui ne devait durer qu'un an ou deux après Sideways) n'en finit pas de durer, confortée par l'envolée stratosphérique du tarif des bourgognes. Surtout qu'on a l'occasion ici, sur ces argiles calcaires, de s'offrir à moindre frais un délicieux aperçu de l'émouvante versatilité de ce cépage, une part de rêve.




* Ce Murcien est géographe, historien, et écrivain. Passionné de tauromachie, il a notamment obtenu le Prix Hemingway pour cette nouvelle intitulée L'ultime tragédie païenne de l'Occident, et disponible chez tous les bons libraires.
** Au cours d'une conversation sur le matériel agricole et vinicole, j'ai d'ailleurs découvert un secret de vinification utilisé par certains néo-vignerons plus bricolos qu'écolos: ils réutilisent des cuves de transport de sirop concentré d'Orangina pour élaborer leurs nectars. Bonjour le goût de vieux bidon (tendance bateau gonflable).


Commentaires

  1. "comme une corne de Miura " semble une expérience vécue aux arènes de Ceret le week-end dernier ...

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