Champions du Monde !


Eh oui! C'est fait! On est les champions! Champions du Monde! Je vous avais promis que je vous ferais, en différé (le temps d'avaler quelques finos, trois gambas rojas et deux pulpitos) le compte-rendu de la finale de la coupe qui se disputait hier midi à La Boquería de Barcelone. Un stade mythique, un public enthousiaste, un arbitrage presque parfait, une météo clémente, tout était réuni pour que nous vivions un match inoubliable, qui restera longtemps inscrit dans les annales.


22 mai 2014, les amateurs de cochonneries, de porquerías, retiendront longtemps cette date: la victoire de la France dans la 1ère Coupe du Monde du Jambon. Les pisse-froids objecteront que c'était une finale bizarre, puisque qu'elle s'est jouée à trois; que voulez-vous, c'est le progrès, on est moderne ou pas? D'autres nous diront que c'est une compétition non reconnue par les autorités internationales, par la FIC. Petits joueurs! Mauvais perdants! Ce qui comptait, c'est que nous ayons sur la même table le gotha du jambon mondial.


Une compétition joviale donc, mais pas plus ridicule que le World 50 Best Restaurants (parce qu'au moins, nous, on goûtait ce qu'on jugeait…). Une compétition sans commanditaires (encore une différence avec la pantalonnade anglaise placée sous l'égide de Nestlé, Givaudan, Monsanto & Cie), uniquement sponsorisée par l'armoire à jerez et à montilla-moriles de ma sommelière de femme, experte entre autres en crianza biologique. Une compétition dont l'initiative revient à Salvador Capdevila, le Président du Mercat de La Boquería, bluffé, il y a quelques mois, par le jambon français arrivé en finale, et désireux de le confronter aux tenants du titre mondial.


Les tenants du titre, donc, ces fameux Ibérico de Bellota, une dénomination certes parfois un peu galvaudée (je vous avais raconté ici leur parfum de fraude), mais qui conserve encore une image de prestige dans l'esprit du consommateur de base, au delà des frontières espagnoles. 
À tout seigneur, tout honneur, nos amis catalans avaient d'abord sorti un Joselito de quarante-huit mois. Est-il besoin de rappeler le pédigrée de cette marque fameuse, née à Guijuelo, du côté de Salamanque? Joselito, la référence de la fin des années 90, proclamé "meilleur jambon du Monde" par le Mondogastro de la péninsule, Ferran Adrià en tête. De nombreux chefs internationaux suivent d'ailleurs le mouvement et affichent du Joselito à leur carte. Un des jurés dont la fille étudie à la Sorbonne nous a d'ailleurs raconté comment il a failli s'évanouir en voyant à Paris, dans un des restaurants de la chaîne Ateliers Joël Robuchon, le prix faramineux d'une "grande assiette vide" de ce jambon servie à un de ses voisins!


Face à Joselito, la gloire montante de ce côté-ci des Pyrénées, Maldonado. Cette marque est produite vers Albuquerque dans la Sierra de San Pedro. La pièce présentée par Sergio de la Tocineria Marcos, est encore un Ibérico puro de Bellota, "maturé" quarante-huit mois. Un beau jambon, sombre mais encore moelleux. C'est ce que sert la nouvelle génération des cuisiniers espagnols comme Rafa Peña de Gresca. Certains bistrotiers "précis" comme mon copain Benoît Valée à L'Ànima del Vi se payent même le luxe de faire goûter ça à leurs clients


Dans cette finale de Coupe du Monde, face aux légendes de La Roja, l'outsider, c'est donc un petit français, un type bien de chez nous, du Sud-Ouest: Patrick Duler. Je suis allé le voir, dans le Lot, au Domaine de Saint-Géry, au milieu des truffières, en février, car je comptais servir de son époustouflant lard vieux, killer de Colonnata, et de ses ventrêches (photo ci-dessous), dans la paillote que nous devions ouvrir cet été dans les Corbières (enfin, avant que le kolkhoze ne reprenne ses droits…); peu importe, ce produit d'exception sera peut-être davantage à l'aise sur d'autres tables, dans un environnement plus à même de le comprendre et de l'apprécier.


Mais, trêve de digressions (le temps perdu ne se rattrape plus), c'est du jambon de Saint-Géry dont il est question ici. Patrick Duler nous a apporté un "trente-mois", issu comme il se doit de porc noir gascon, race autochtone du Sud-Ouest, cousine de ce porc noir ibérique, cette vieille race née entre Maghreb et Espagne, de ce cochon "arabe", terminologie qui pourrait me valoir un procès en sorcellerie (pensez à Rocard) en cette période où les fumigènes sont devenues plus importantes, plus fondamentales que ce qu'elles cherchent à cacher.


Dégustation, donc, dégustation informelle, mais finalement plus rigoureuse que la plupart des exercices du genre, malgré le côté faussement improvisé. Avec mon voisin, nous nous mettons en jambes, un verre de fino à la main (du bizarre qu'Isabelle nous sort du chapeau). Malgré le moiré de sa cravate bleu-canard, j'apprécie la qualité, rare, du tissu de son veston. On me souffle à l'oreille qu'il est membre de la Real Academia de Gastronomía; belle situation, beaux quartiers, beaux amis. Diplomatiquement, dans un français impeccable, il me complimente sur la qualité de mon accent castillan. La Crise, évidemment, nous en parlons. Oui, les aiguilles des compteurs espagnols oscillent vers la droite, sur le papier, ça va mieux. Ce qui le préoccupe, au delà des chiffres, de la manne touristique, c'est ce peuple espagnol qui souffre, ce peuple sans lequel la reprise n'aura vraiment pas de sens, sans lequel le futur sera restreint. Au passage, il se moque poliment (c'est de bonne guerre) de cette France en attente d'aggiornamento, où "les politiciens ont menti comme en Espagne", où triomphe la "mentalité fonctionnaire".


Bien évidemment, la dégustation se déroule a ciegas, à l'aveugle. Pour ne rien vous cacher, j'aurais même préféré que l'on déguste avec un bandeau sur les yeux, pour ne pas être influencé par l'apparence de l'ostia; il en est question pour la prochaine édition de cette Coupe du Monde. Le jambon est coupé à l'espagnole, donc, légèrement de biais, le comparatif est divisé en quatre temps, en fonction des différentes parties de la pièce, la noix, la petite noix, la pointe (ou quasi) et les caramelos, vers le jarret. Pour chacun de ces morceaux, un classement est établi, seules les premières places sont prises en compte.


Au nombre de premières places, c'est une évidence, la France l'emporte, Patrick Duler est champion. Mais tout cela vaut ce que valent les classements, les notes et les trucs de ce genre. Le plus intéressant, c'est de comparer réellement les caractéristiques organoleptiques de ces trois jambons.
Commençons d'abord par le dernier de la classe, le plus mal noté, Joselito. Ce n'est pas vraiment une surprise, une découverte mais plutôt une confirmation, la qualité des jambons de cette marque prestigieuse a considérablement baissé. "Joselito, c'est fini" disent certains, je ne sais pas, mais je n'en suis pas à ma première déception. Sur toutes parties goûtées, il se montre sec, triste, passé du mauvais côté du rance, et derrière ce rance et le sel, rien, le vide, une viande fade. Il est vrai que Joselito est devenu une grosse machine qui produirait plus de cent mille jambons par an (secret d'état…), l'entreprise a-t-elle enclenché la fameuse, la terrible machine à "quand-y-en-a-plus-y'en-a-encore"**? Difficile à dire, toujours est-il qu'incontestablement ce produit n'est plus au niveau, très loin qui plus est de son tarif exorbitant, has-been.


Le deuxième du classement, Maldonado, le "petit industriel" d'Estrémadure, justifie tout le bien que disent de lui les professionnels d'aujourd'hui. Que ce soit au niveau de la texture ou du goût, il écrase Joselito et donc la plupart de ses concurrents espagnols, 5J en tête. Personnellement (et je ne suis pas le seul, mon camarade de la Real Academia de Gastronomía l'a également ressenti), un détail me gêne avec ce Maldonado: il laisse une forte sensation de sucrosité, un peu collante, qui à mon goût devient vite écœurante. En même temps, on comprend que cette sucrosité puisse, sans être ressentie, êtretrès apprécié par des palais "modernes", en Espagne notamment où l'éducation au Caca-Cola a fait des ravages; enfin, en tant que français, recordmen du Nutella, nous n'avons guère de leçons à donner en matière de merde brune…


Reste donc le vainqueur, le jambon de Patrick Duler. C'est évidemment un produit très différent des deux autres, mais comment comment pourrait-il en être autrement? Quand l'usine Joselito produit cent mille jambons par an, trois cents seulement passent par les mains de l'artisan du Sud-Ouest***.
Parmi les nombreuses particularités de ce jambon de forme courte, râblée, taillé "à la Bayonnaise" sans la patte, on retiendra la netteté de son goût, sa précision, un côté "reviens-y" (à l'inverse de la sucrosité légèrement écœurante du Maldonado). Comme on dit à propos d'une bouteille, "là, y'a du vin!", on peut dire "là, y'a d'la viande!" La matière première est très belle (je l'ai déjà goûtée fraîche, juste grillée) et la fabrication relève du cousu-main, bref, on est dans le jambon "haute-couture", dans l'authentique produit de luxe. Parmi les nombreux détails qui font la différence, il faut savoir qu'au Domaine de Saint-Géry, contrairement à la concurrence, on n'utilise de salpêtre, de sels nitrités, de polyphosphates, de conservateurs…Juste du sel naturel, le plus brut possible, de Noirmoutier. Et encore, Patrick Duler me racontait hier qu'il pensait avoir encore une marge de progression sur le sel!


Évidemment, un tel niveau d'exigence, la haute-couture, ça se paye. Le jambon du Domaine de Saint-Géry coûte cher, plus que ses concurrents d'origine industrielle, ce qui franchement n'a rien d'effarant (surtout quand on a eu la chance de participer à ce comparatif!). Il s'agit clairement, je le répète, d'un produit de luxe, d'un élément du patrimoine gastronomique français, destiné à des trois-étoiles ou, plus exactement à des cuisiniers-esthètes, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Grâce à l'opiniâtreté de Patrick Duler, prototype du paysan intelligent, et de son épouse Pascale, on commence d'ailleurs à en parler dans certaines tables hexagonales, là où l'on cuisine autre chose que de la facilité, de l'habitude et des prix****.
Quelle fierté en tout cas, alors que la mode de la cochonnaille d'usine***** espagnole continue de faire fureur dans les bistrots français que de voir un jambon tricolore, né au pays béni des truffes, du cahors et de la caillasse blanche, tenir la dragée haute à ces symboles de l'Ibérico, d'autant plus en jouant à l'extérieur, de l'autre côté des Pyrénées, au pays de Jamón, jamón. Quel plaisir aussi, justement, de voir confirmer par le goût l'inévitable suprématie de l'artisanal sur l'industriel.





* La Fédération Internationale du Cochon…
** Cette dévastatrice machine à "quand-y-en-a-plus-y'en-a-encore", on commence à en parler en France à propos d'un de mes produits chéris, le cochon noir de Gascogne, et plus précisément la marque déposée Noir de Bigorre®, marque acoquinée avec la chaîne Métro et dont on se demande si elle ne suivra pas le même chemin. Il est "amusant" de constater en tout cas de quelle façon tous les chefs pousse-caddies se jettent désormais comme la vérole sur le bas-clergé sur ce Noir de Bigorre® devenu un incontournable de la (mauvaise) restauration branchée.
*** Plusieurs vignerons du Sud-Ouest, parmi les meilleurs, Plageoles, Da Ros, "hébergent" d'ailleurs dans leur chai des jambons de Patrick Duler comme le montre la photo ci-dessous, à cahuzac-sur-Vère.
**** Bis repetita placent, si le jambon n'est pas dans vos moyens (ce qui est mon cas de néo-chômeur), rabattez -vous sur les ventrêches de 24 ou 30 mois, taillées à la machine, c'est une formidable entrée en matière!
***** Comme pour la majeure partie de la production viticole, la charcuterie espagnole est industrielle, souvent aux mains de groupes puissants, comme par exemple 5Jotas, propriété d'Osborne.




Commentaires

  1. "Quel plaisir aussi, justement, de voir confirmer par le goût l'inévitable suprématie de l'artisanal sur l'industriel." Assurément et heureusement... Aurais tu des exemples ou l'industriel surpasse l'artisanal, quand ce dernier recherche le geste le plus juste ?

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  2. Et on peut les trouver à Paris les jambon de Patrick Duler ?

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    1. Aucune idée, Pierre, je pense que le mieux, c'est de demander à Patrick Duler, lui-même. Sur Facebook ou sur le site du Domaine de Saint-Géry: http://www.saint-gery.com/
      Il me semble toutefois qu'il vend plutôt en direct.

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  3. Merci pour avoir mis en évidence une bouteille de fino Maestro Sierra: Doña Pilar Pla et sa fille sont les propriétaires d'une des dernières, si ce n'est la dernière, bodegas indépendantes à Jerez.
    Les connaître est un honneur, leurs produits sont tout simplement l'âme même de Jerez.

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    1. Vincent , où est ce qu'on peut avoir quelques cols de Maestro Sierra ?

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    2. Maestro Sierra, en France, et à un prix non délirant, je ne sais pas. Mais, à la place, je sais où tu peux te procurer de la Deliciosa, une manzanilla du feu de Dieu à 8,50€, qui devrait taper dans le mille avec le jambon. Livrable à domicile, qui plus est.
      https://www.monvinicstore.com/productos.html?country=16&region=1134
      C'est aussi pour ça que j'ai fait il y a un mois un papier sur le tout nouveau Monvinic Store, parce que pour les Français qui cherchent des vins étrangers, ça va régler bien des problèmes.
      http://ideesliquidesetsolides.blogspot.com.es/2014/09/vite-facteur-le-vin-nattend-pas.html

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