Les fous, il y a des maisons pour ça.


Ça ne se mange pas, ça ne se boit pas mais ça se regarde, ça se "sent. Et parfois même, quand on a de la chance, ça se touche. Juste une pensée ce soir, alors que me vient l'image d'un ami parti "chez les fous", pour Camille Claudel et son talent fou, lui aussi.
Je me souviens d'être entré dans l'intimité de sa sculpture, au sortir d'une auberge gasconne. Il y avait de l'armagnac dans l'air, du ténarèze, je crois, vieux comme il se doit. Il faisait soleil sur les croupes du Gers mais, derrière les murs beaux comme un vieil uniforme militaire du château de Lavardens, régnait une pénombre propice à la rencontre. Rien de monumental, du détail, de la délicatesse, du noir, des tourments peut-être, de l'amour sûrement, des rais de lumières…


Je vous ai sentie parmi nous, Camille, vous n'étiez pas la plus folle. Celle qui m'accompagnait avait les cheveux aussi noirs que les vôtres, en apparence raides comme la Justice mais prompts à s'emmêler au premier souffle de Marin, d'Autan. Vous savez, ce souffle salé de Méditerranée que dans le Sud-Ouest, nous appelons "le vent des fous".


Vous n'étiez pas la plus folle, Camille. J'ai repensé à vous quelques années plus tard quand la tempête s'est déchaînée. J'ai pensé au ciel gascon, aux collines de l'Armagnac. J'ai pensé aussi au tumulte dans la tête de Rodin, autre déchaînement. Je me suis assis presque une heure, rambla de Catalunya, un soir de décembre, devant ses Bourgeois de Calais, la corde au cou; quelle fonte, je ne sais pas.
Camille, ce soir, j'ai lu avec émotion votre lettre, cette lettre que vous avez envoyée à votre médecin, au docteur Michaux, depuis votre prison de l'esprit, depuis Montfavet, lieu qui m'évoque une autre tristesse infinie. Et cette lettre, loin de l'azur de Lavardens, je voulais la partager.


"Monsieur le Docteur,

Vous ne vous souvenez peut-être plus de votre ex-cliente et voisine, Mlle Claudel, qui fut enlevée de chez elle le 3 mars 1913 et transportée dans les asiles d'aliénés d'où elle ne sortira peut-être jamais. Cela fait cinq ans, bientôt six, que je subis cet affreux martyre. Je fus d'abord transportée dans l'asile d'aliénés de Ville-Evrard puis, de là, dans celui de Montdevergues près Montfavet (Vaucluse). Inutile de vous dépeindre quelles furent mes souffrances. J'ai écrit dernièrement à monsieur Adam, avocat, à qui vous aviez bien voulu me recommander, et qui a plaidé autrefois pour moi avant tant de succès ; je le prie de vouloir bien s'occuper de moi. Mais dans cette circonstance, vos bons conseils me seraient nécessaires car vous êtes un homme de grande expérience et, comme docteur en médecine, très au courant de la question. Je vous prie donc de vouloir bien causer de moi avec monsieur Adam et de réfléchir à ce que vous pourriez faire pour moi. Du côté de ma famille il n'y a rien à faire ; sous l'influence de mauvaises personnes, ma mère, mon frère et ma sœur n'écoutent que les calomnies dont on m'a couverte.

On me reproche (ô crime épouvantable) d'avoir vécu toute seule, de passer ma vie avec des chats, d'avoir la manie de la persécution ! C'est sur la foi de ces accusations que je suis incarcérée depuis 5 ans et demi comme une criminelle, privée de liberté, privée de nourriture, de feu et des plus élémentaires commodités. J'ai expliqué à monsieur Adam, dans une longue lettre, les autres motifs qui ont contribué à mon incarcération ; je vous prie de la lire attentivement pour vous rendre compte des tenants et aboutissants de cette affaire.

Peut-être pourriez-vous comme docteur en médecine user de votre influence en ma faveur. Dans tous les cas, si on ne veut pas me rendre ma liberté de suite, je préfèrerais être transférée à la Salpêtrière ou à Sainte-Anne ou dans un hôpital ordinaire, où vous puissiez venir me voir et vous rendre compte de ma santé. On donne ici pour moi 150 francs par mois et il faut voir comme je suis traitée : mes parents ne s'occupent pas de moi et ne répondent à mes plaintes que par le mutisme le plus complet, ainsi on fait de moi ce qu'on veut. C'est affreux d'être abandonnée de cette façon, je ne puis résister au chagrin qui m'accable. Enfin j'espère que vous pourrez faire quelque chose pour moi et il est bien entendu que si vous avez quelques frais à faire, vous voudrez bien en faire la note et je vous rembourserai intégralement.


J'espère que vous n'avez pas eu de malheur à déplorer par suite de cette maudite guerre, que M. votre fils n'a pas eu à souffrir dans les tranchées et que madame Michaux et vos deux jeunes filles sont en bonne santé. Il y a une chose que je vous demande aussi : c'est, quand vous irez dans la famille Merklen, de dire à tout le monde ce que je suis devenue.

Maman et ma sœur ont donné l'ordre de me séquestrer de la façon la plus complète, aucune de mes lettres ne part, aucune visite ne pénètre.

A la faveur de tout cela, ma sœur s'est emparée de mon héritage et tient beaucoup à ce que je ne sorte jamais de prison. Aussi je vous prie de ne pas m'écrire ici et de ne pas dire que je vous ai écrit, car je vous écris en secret contre les règlements de l'établissement et si on le savait, on me ferait bien des ennuis !

Si quelquefois, vous croyez possible de venir me voir, comme mon docteur, cela me ferait bien plaisir de causer avec vous ; en vous adressant au docteur Clément, il vous donnerait l'autorisation. Enfin je m'en remets à votre sagesse et à votre inspiration ; mais je n'y compte pas beaucoup car ici c'est bien loin et vous êtes toujours si occupé que je doute que vous puissiez entreprendre un pareil voyage.

Je vous en prie : faites tout ce que vous pourrez pour moi car vous m'avez montré plusieurs fois que vous aviez beaucoup de prudence et j'ai bien confiance en vous.

Recevez, monsieur le Docteur, mes meilleurs souvenirs

                                                                                     C. Claudel


Je dois vous mettre en garde contre les balivernes dont on se sert pour prolonger ma séquestration. On prétend que l'on va me laisser enfermée jusqu'à la fin de la guerre ; c'est une blague et un moyen de m'abuser par de fausses promesses car cette guerre-là n'est pas pour finir et d'ici-là je serai finie moi-même. Ah! si vous saviez ce qu'il faut endurer ! C'est à faire frémir ! Si quelquefois je ne pouvais plus vous écrire, veuillez tout de même ne pas m'abandonner et agir si vous pouvez le plus tôt possible.
Ce qui gêne dans cette circonstance, c'est l'influence secrète des étrangers qui se sont emparés de mon atelier et qui tiennent maman dans leurs griffes pour l'empêcher de venir me voir."
( Camille Claudel, Correspondance, GALLIMARD, 2008)




Commentaires

  1. Superbe texte, Vincent ! De la meilleure veine !
    La lettre de Camille C. est bouleversante, notamment la dernière phrase. Comme l'étaient celles d'Artaud à Rodez.
    On ne peut s'empêcher d'associer ce Dr Michaux (!) au Dr Gaston Ferdière interviewé par Mathieu Bénezet "Eh bien, docteur..." – "Oui ?" – "Parlez-nous de ces électrochocs... Combien ?" – "Combien quoi ?" – "Combien d'électrochocs ?"

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  2. Merci de cette évocation. Je tiens cependant à te rassurer : même si les électrochocs ont été remplacés par les barbituriques, les HP ne sont plus les asiles d'une époque. Pour l'avoir vécu avec une personne qui m'est proche, le séjour de ton ami, que j'espère court, doit s'accompagner de ta visite et lorsqu'il sortira il faudra l'entourer, l'encourager dans son traitement et faire preuve de beaucoup d'optimisme. Ces problèmes de la vie sont longs à s'échapper, très longs. La présence des proches est indispensable et il faut savoir s'écouter car les conseils sont rares...

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  3. C'est les joues mouillées que je vous remercie pour ce merveilleux texte. Merci

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