Douce France…


Ce n'est pas vraiment cette France-d'en-bas que j'évoquais lundi dernier, mais ce n'est pas non plus une France qui, angoissée, interroge "la tendance" pour savoir si elle est toujours dans le coup. C'est une France qui ne chipote pas, qui ne rechigne pas à mettre les coudes sur la table, qui a son franc-parler.
Cette France, pas médiatique pour un sou, ne fait plus guère la Une, on lui préfère celle, plus "vendeuse", des penseurs et des braillards à la mode, des vendeurs de belles idées, des passeurs de pommade journalistique. Cette France a un accent et des mots pour le dire, elle ne minaude pas, elle agit, elle œuvre, discrètement, à couvert. Elle se nourrit de solide, pas de beaux discours, de faux-semblants; le radicalisme-cassoulet figure toujours au menu.
Cette France jouit d'une certaine ubiquité géographique, elle accepte volontiers un week-end parisien (surtout agrémenté d'une finale) mais ne souffre d'aucune allergie à "la Province". Au contraire, puisque généralement, elle y vit.


Pousser la porte de cette France-là, de cette Douce France que j'ai gardée dans mon cœur, ce n'est pas très compliqué. Elle a ses lieux, ses logis, ses tanières. J'étais dans l'un d'entre eux cette semaine, au cœur de la ville natale de Charles Trénet, avec lequel je vous invité en promenade au bord de La mer et des étangs l'été dernier.
Certes, Narbonne, a bien perdu de son lustre, rongée comme la plupart des cités modernes par le cancer de la grande distribution et des zones commerciales. Mais, une fois traversée la merde banlieusarde, après avoir détourné le regard des quais nus, est-allemands, du Canal de la Robine (les Barques comme on dit ici), on arrive dans un de ses rares endroits que les délires politico-urbanistiques ont épargné: les halles. Bien sûr, les embellisseurs n'ont pas résisté au plaisir d'exercer leur art sur certains détails de ce beau bâtiment; une ou deux rénovations malencontreuses et d'horribles autocollants sur les baies vitrées en lieu et place des persiennes de bois, mais que voulez-vous, ça fait "plus neuf"…


J'avais donc, comme Charles, pris la route de Narbonne, pas par l'horizon de Barbaira et les tours de Carcassonne, mais en glissant des Corbières vers Sigean et Bages. Et, sur le coup de midi, après avoir acheté pour un estaminet dont je vous parlerai un jour des chaises des années vingt inventées par un fabricant de brouette du département d'à-côté, la faim arrivait à grands pas. Ni une ni deux, direction les halles, sanctuaire narbonnais. Car ces halles, évidemment, on y mange. C'est même devenu une des activités essentielles de ce beau marché: on petit-déjeune "à la fourchette" au Central, et à midi, on se presse Chez Fourmi, au Comptoir de Marc et Dédée et chez Bébelle.


Ce midi-là, c'est Bébelle qui a emporté le morceau. Gilles Belzons de son vrai nom, ancien troisième-ligne du Racing-Club de Narbonne, fils d'André, un des héros orange-et-noir des seventies. Bébelle, c'est le gaillard au mégaphone de la photo ci-dessus, c'est sa méthode pour commander la viande aux bouchers du canton. Car dans cette douce France, on n'a pas encore eu vent des campagnes moralistes, animalistes de dénigrement de l'entrecôte et du gigot, les dégénérés font ce qu'il veulent, mais qu'ils restent à Paris. D'ailleurs, chez Bébelle, on vient pour ça, manger du saignant. Avec des frites et du vin rouge de la région.


Moi, c'est le tartare qui me fait de l'œil. Un vrai, un authentique, de cheval. Sur le coup, Isabelle me suit. "Dédé, deux tartares" gueule le mégaphone. Le chevalin s'exécute, emballe et fait deux beaux lancers (quoique peu réglementaires) à travers l'allée. Belle prise de balle de Bébelle sur le premier, un peu de déchet sur le second mais pas d'en-avant.
Le tartare est comme il se doit, pas au couteau mais haché gros, nature, assaisonné dans l'assiette. C'est vraiment bon le cheval. Surtout quand on l'a commandé. Car, ici, contrairement aux grandes surfaces qui polluent les entrées de la ville, contrairement au monde de la consommation vide-ordures, quand on mange du cheval, c'est qu'on l'a choisi. On ne s'en fait pas faire un dans le dos.


Assis au bar, on mange, on se régale, on boit un coup de rouge populaire. Le voisin de gauche est très sympathique, je peine un peu à le reconnaître, pourtant, on se connaît, "on s'est déjà vu". Mais avec l'âge… Pas grave, on discute, on rigole avec le boucher et son fan-club. On se marre aussi en voyant la jolie manœuvre de Bébelle, aujourd'hui au milieu de ses cent et quelques couverts ont répondu présent les membres de trois des quatre listes qui ferraillaient encore en début de semaine pour siéger dans le spectaculaire hôtel-de-ville de Narbonne, ancien palais archiépiscopal qui dut servir de modèle au Palais des Papes d'Avignon. Oui, trois des quatre listes, celle de Gauche dans la partie gauche du bistrot, celle du centre au bar, et celle de Droite dans la salle de droite. Manque juste celle du parti national-populiste, peut-être coincée dans une galerie marchande et sûrement soucieuse de ne pas participer au "banquet des satrapes"…*
 

Dans notre secteur, pas de politique. On parle tartare, persillé, corbières, cigare et rugby. Revient sur le tapis la fameuse finale du Championnat de 1974. Béziers-Narbonne. Glorieuse défaite des orange-et-noirs, 14 à 16, contre l'épouvantail de l'époque. Je me souviens encore de la voix de Roger Couderc sur Europe 1 pendant que sur le téléviseur Ribet-Desjardins de mes grands-parents, l'ORTF était bâillonné**. J'avais dix ans, ces types sur le terrain étaient des héros, mille fois plus forts que les Panini des footeux, il nous rendaient la castagne heureuse.


"Moi, j'avais 22 ans et j'étais sur la pelouse au Parc des Princes" dit le voisin. "Avec mon père, ajoute Bébelle". Sangalli et Belzons, les deux marqueurs d'essai narbonnais.
François Sangalli, mais oui, c'est bien lui! Sangalli, le trois-quart centre du Racing, vainqueur du Grand Chelem en 77 avec un des XV de (douce) France de légende. Un de ces types qui t'ont fait rêver quand tu étais minot.
"On prend un petit armagnac?" Comment refuser?




* Lors d'un procès, à Toulouse, l'avocat du Front national m'avait moi-même accusé, alors que je témoignais en faveur d'une consœur journaliste accusée d'avoir diffamé un hiérarque de ce mouvement politique , d'avoir siégé à cette table…
** Ça n'a guère changé depuis…


Commentaires

  1. Je me suis régalé, Vincent. Mais j'eusse aimé voir, saisi par ton appareil téléphonique toujours prompt à dégainer, le moment du passage crucial de la balle de tartare entre le boucher et le bistrotier. Une autre fois, promis ?
    En attendant, bonne installation Isabelle et toi...

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