Bouteilles sentimentales.


Ça se mesure comment un grand vin? Rassurez-vous, je ne vais pas vous refaire le coup du mètre dépliant, de la balance et tout le barda. Si vous n'avez pas lu cette chronique millimétrée, ma réponse à cette question, c'est ici, ce n'est pas au kilo et ce n'est pas non plus le sujet du jour. Non, là, il n'y a aucune interrogation, aucun doute, juste une certitude. La certitude qu'il faut un ingrédient indispensable pour qu'existe une grande bouteille: les sentiments.
Cette lapalissade nous l'avons encore vérifié la week-end dernier dans mon restaurant catalan préféré, au Villa Más, à Sant Feliu de Guíxols. Je ne vais pas vous dire une fois encore tout le bien que je pense de Carlos Orta, le taulier de cette incroyable table-bar-boîte-de-nuit, vous allez finir par croire qu'on couche ensemble! Je veux juste vous montrer une des bouteilles que nous avons bues, pour moi (et pas que pour moi), la bouteille de la soirée, celle qui a survolé les débats et remis les pendules à l'heure.


Clos de l'Arlot, pour ceux qui ne connaîtraient pas, c'est donc un nuits-saint-georges, un premier cru travaillé en monopole par le Domaine de l'Arlot qui appartient au groupe AXA depuis 1987. Ce 2001 a été vinifié par le jeune Olivier Le Riche, sous la houlette de Jean-Pierre de Smet qui dirigeait l'exploitation à l'époque. Les deux hommes ont d'ailleurs depuis quitté le Domaine de l'Arlot.
Alors, bien sûr, j'en vois un ou deux qui toussent au fond de la salle: "AXA? comment?", "tu commandes le vin d'une compagnie d'assurance?" C'est vrai, les investisseurs institutionnels pour parler comme un technocrate, les zinzins comme on les surnomme, n'ont pas toujours bonne Presse dans le vignoble; il débarquent avec leurs millions et leur management, bousculent les traditions familiales, font parfois élaborer des vins sans âme, parkerisables.
Là, franchement, je ne sais pas ce qu'Uncle Bob et ses sbires ont bien pu dire de ce Clos de l'Arlot 2001*. Je parle du rouge (parce qu'il existe aussi un chardonnay), une cuvée issue de vignes qui étaient alors en conversion vers la biodynamie et vinifiée en grande partie en vendanges entières, les grappes étant mises à macérer sous un drap de gaz carbonique. Je ne sais pas ce qu'on en a pensé en Amérique, pour tout vous dire, je m'en tape un peu mais mon petit doigt me dit qu'il a du se faire saquer. Car ce nuits-saint-georges, c'est tout sauf un "blockbuster". Ce n'est pas un vin, c'est un songe, une dentelle. Quand le pinot devient un parfum, un éther, un esprit. Quand on touche en fait à la nature même du pinot.


Certains vont trouver que j'exagère, mais des vins comme celui-là peuvent vous troubler, vous bouleverser, vous mettre les larmes aux yeux. Plus encore qu'une ultime expression de l'élégance liquide, ils sont un concentré d'émotion. Ils donnent envie de dire merci. J'ai eu d'ailleurs eu la chance, à Meursault, l'avant-dernière fois que nous avons bu un Clos de l'Arlot 2001, sorti de la cave de Jean-Marc Roulot, de croiser dès le lendemain matin à Beaune Jean-Pierre de Smet, pour le remercier, justement, du bonheur qu'il avait mis en bouteilles.
En repensant à ce nez de vieille rose, de fleurs séchées, de ronces, de tabac, à sa jeunesse aussi, à ces notes de griottes, me vient à l'esprit l'image d'Alix de Montille en train de plonger son nez dans ce vin. Parce qu'il faut que je vous explique, c'est pas bien de révéler des secrets, mais quand même, Alix, ma chère Alix, quand il s'agit de goûter un pinot, même à table, tu es la femme la plus emmerdante du Monde! Et quand on a la chance, au sortir du verre, d'entrevoir ce petit sourire satisfait, comme un léger rictus au coin de tes lèvres, on sait qu'on va plonger ses propres lèvres dans l'exception. Tiens, juste comme ça en passant, pour rien, parce qu'il fait un soleil de rêve ce matin sur la Méditerranée, pour la vie, parce que ce genre de vins donnent également envie de dire merci à la vie, Alix, je t'embrasse. Vivement qu'on reboive un canon ensemble, je peux en tout cas te promettre que ce 2001 gorgé de sentiments, par la pensée, nous l'avons bu ensemble. Tu aurais adoré cette soirée chez Carlos, vivement la prochaine.


Oui, dire merci, cette bouteille donne envie de dire merci. Au type ci-dessus, à ce fou de Carlos** qui nous a fait l'honneur de nous céder un des rares 2001 qu'il lui restait (pour ne rien vous caché, on a tenté la deuxième***…), car vraiment, une des différences fondamentales du vin avec le Coca-Cola et toutes les boissons sans âme, c'est qu'on ne peut pas le boire n'importe où et avec n'importe qui. Enfin, si, on peut l'avaler, l'ingurgiter, même éventuellement le disséquer. Mais pour s'en imprégner, ce n'est pas pareil. Il faut du sentiment, ma non troppo, mais il en faut.
Merci donc à tous ceux qui font Villa Mas, Sonia, Marcelo et les autres. Merci aussi à ce pêcheur de Palamós qui a eu l'idée de nous rapporter deux dentols, l'un pour le soir, l'autre pour le lendemain midi, merci aux maraîchers du marché de Sant Feliu pour leurs dernières cornues des Andes que le mildiou renaissant a épargné, merci pour ces ultimes fleurs de courgettes et ces premiers artichauts, merci à ce charcutier tombé amoureux du vin, merci.


Merci enfin à toute cette bonne compagnie sans laquelle le vin aurait sûrement eu un autre goût. À ces incroyables Anglais, Trevor et Fergus (promis, Trevor, personne ne saura que tu as dansé sur le bar). À tous les Dj's qui ont concurrencé Carlos, Olivier, Michel (le gamin de vingt ans qui porte un chapeau sur la photo). Merci à Kat, à Benji (Benji, je confirme, le cinsault, ne touche rien, c'est un délice, on dirait du Verre des Poètes). Merci à toi, Isabelle, d'être là. Merci à la mer, à ces rochers de Sant Pol, à ce soleil incroyable. Merci pour ces moments plein de sentiments. Merci.



* En fait, comme je suis joueur et que j'avais envie de rigoler, je n'ai pas pu m'empêcher in fine, au moment de publier cette chronique, d'aller vérifier comment le Guide Parker "notait" ce Clos de l'Arlot 2001. Et de fait, c'est une note moyenne, 89/100, assortie d'une indication sur la longévité du vin qui nous aurait fait mourir de rire l'autre soir à table, en constatant notamment sa tenue à l'air. D'après la Voix de l'Amérique, cette bouteille devait être bue avant 2009. No comment.
** Merci aussi, Carlos, pour ces deux bouteilles du dimanche soir, Arretxa, évidemment, et cette émouvante pensée pour Patrick Bize, ce savigny 2004 qui lui aussi parlait de sentiments.
*** Et finalement pour comparer nous avons poursuivi avec l'autre nuits de Domaine de l'Arlot, plus nuits, plus ferme, plus corpulent, le Clos des Forêts 2001. Dans le cadre des bouteilles sentimentales, nous n'avons pas oublié de boire un montlouis de Chidaine, parce que lui non plus il ne faut pas l'oublier.




Commentaires

  1. Très bien la vendange entière au domaine de l'Arlot, pour produire des vins fins, fruités, frais ...
    La preuve en verticale, avec quelques photos :
    http://www.invinoveritastoulouse.fr/index.php/degustations-thematiques/verticales-domaine/662-20111118-verticale-clos-de-larlot-rouge

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    1. Merci pour le lien, Laurent. Je vois que nos avis sont loin d'être divergents! J'aime lire cette "grâce superlative" du 2001, et surtout dans le compte rendu, que le Clos de l'Arlot "joue sur un registre en apparence fragile, mais profondément poétique. Un vin potentiellement bouleversant." Les larmes aux yeux ai-je ajouté. Quelle bouteille!

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  2. A noter que les rédacteurs sont Philippe Ricard pour l'am et Pierre Citerne pour le soir (photos de Philippe Ricard).

    Ce pinot noir, souvent croisé dans d'autres contextes également, est un modèle de grâce. Je crois avoir compris que la nouvelle équipe souhaite pourtant renoncer à l'apport de la vendange entière (encore un superbe pinot chantant la semaine dernière avec le remarquable Chambolle 1988 de Confuron-Cotetidot).

    A venir : le cr de la verticale du Clos de l'Arlot blanc (2011/1994).

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  3. Grand moment de joies, de partages, de découvertes… Une des plus belles soirées de ma vie de grand garçon ! ;-)

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  4. Salut Vincent,

    J'ai eu la chance de passer une soirée à la villa Mas, avec Carlos et son équipe, cela a été une grande et belle soirée avec des pinots et tout et tout comme tu dis. Quand je lui ai dit que je faisais du Bordeaux, c'est tout juste s'il ne m'a pas tendu un mouchoir croyant que j'allais pleurer mais bon il a gouter, poliment et à rouvert une boutanche de ...pinot! Je me rappelle encore de l'ambiance qui y règne et j'invite tout le monde à s'y précipiter

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  5. A la Villa Mas, on peut même goûter du grand vin sans soufre ... c'est excessivement rare mais cela existe avec par ex ce vin : Vosne-Romanée Clos Goillotte Prieuré-Roch 1998

    Les amateurs de chardonnay de la Côte de Beaune seront comblés.

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  6. Je confirme vos sentiments sur cette très très belle bouteille, nous l'avons bu cet été avec ma femme avec un très bon repas au cèdres (chez les frères Bertrand à Granges les Beaumont).. et de lire votre article nous conforte dans l'idée que se soir là on avez vécu un grand moment..J'en ai encore des frissons

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