Faut-il réaliser ses phantasmes?


L'objectivité de l'information est une chimère pour étudiants boutonneux. Tout, évidemment, est question de point de vue. Cela vaut pour celui qui abreuve mais aussi pour celui qui avale ce qu'on lui donne à boire. Je parle de nouvelles, fraîches de préférence.
Tenez, hier soir, dans le flot continu de données déversées par les différentes sources qui s'offraient à moi tous robinets ouverts, une seule a retenu mon attention, l'éruption de l'Etna, la seizième de l'année, certes, mais semble-t-il importante. Je parie que la plupart d'entre vous n'a pas remarqué cette information. Moi si, parce que j'avais encore en mémoire le goût de ce volcan, de ses roches métamorphiques, de sa pierre.


Ne tournons pas autour du pot, j'ai réalisé samedi soir un vieux phantasme. Ce phantasme volcanique, je l'avais déjà évoqué ici: le désir de tremper enfin mes lèvres dans Vinupetra, le vin de pierre de Salvo Foti. Pour ceux qui n'ont pas encore lu cette chronique déjà ancienne, il s'agit d'un rouge de Silice, né très précisément sur le versant nord de l'Etna, d'une parcelle d'un demi-hectare nommée Vigna Calderara, située dans la zone de Feudo di Mezzo à Castiglione di Sicilia. Salvo Foti est une star internationale (évidemment peu connue en France…). Non, mieux qu'une star, il est une légende, un symbole de ces vignerons de l'extrême qui s'en vont pousser la culture du raisin jusque dans ses derniers retranchements. 


Perchée à 700 mètres d'altitude, la Vigna Calderara n'est pas sa vigne la plus haute; à cet égard, la Vigna Bosco, qui donne naissance à un rosé réputé étrange baptisé Vinudilice, la surpasse largement puisqu'elle se trouve, elle, 1300 mètres au dessus du niveau de la mer toute proche. Mais, comme toutes les vignes de Salvo Foti, elle s'en va jouer, flirter avec le Diable, avec les coulées de laves et leurs vapeurs sulfitiques. À la limite. Vigna Calderara est complantée de variétés locales, principalement du nerello mascalese et du nerello cappuccio, subsidiairement de francisi (une variété dont je n'arrive pas à retrouver la trace) et d'alicante (le même que le nôtre semble-t-il). Les ceps ont cent ans ou plus, certains francs de pied; ils sont plantés en gobelet (alberello), à un mètre sur un mètre ce qui équivaut à une très haute densité pour un vignoble sudiste, de l'ordre de dix mille pieds par hectare.


Les vins de l'Etna, on en parle depuis un petit bout de temps dans le cénacle des traqueurs de nouveaux grands crus qui laissent à la plèbe les crus de la plaine sicilienne*. D'abord parce qu'au delà de la dimension poétique de ce terroir, il possède une indéniable valeur géologique. Sur ces roches métamorphiques, les racines de la vigne viennent littéralement puiser leur nourriture au cœur de la Terre. Là, les mots minéralité, tellurisme ne sont pas galvaudés. Je me souviens encore de ma belle rencontre en 2009 avec un Pietra marina de la famille Benanti, la vigueur citronnée de ce vin né sur le versant est du volcan, ses notes d'amande, d'anis vert, cette pureté. J'avais été un peu dérouté, en revanche, par le naturisme un rien forcené d'un Munjebel du belge Frank Cornelissen, j'y avais davantage senti l'intention, la méthodologie, le parti-pris humain que la dimension du terroir (je regoûterai toutefois d'autres millésimes). Il y a aussi le Il Cantante de l'ancien chanteur de Simply Red, Mick Hucknall (conseillé par Salvo Foti), je ne le connais pas.
Mais là, avec la bouteille que vous voyez ci-dessus, avec ce Vinupetra 2008, on pénètre dans un univers différent. Ce vin ne cherche en aucun cas à vous convaincre. Il ne braille pas, ne gueule pas, ne revendique pas. Au nez déjà. On ne peut pas parler d'austérité, mais de retenue. À vous de tendre l'oreille.


Première constatation, c'est mûr. Visiblement, Salvo Foti ne fait pas partie des "gros malins" qui vendangent un mois avant la date, histoire de piéger les dégustateurs débutants, amateurs de tanins vert-pomme. C'est mûr, mais vif, avec un soupçon de fruit frais, et de beaux arômes fumés. Et en bouche, une incroyable profondeur et une longueur stupéfiante (j'ai compté plus de deux minutes). Pour faire genre, on a envie de dire, l'instant est tellement émouvant, qu'on boit de la pierre, du jus de lave. Mais le toucher est tel que je pense plutôt à de la soie liquide. Et plus encore le lendemain quand on a laisser à cet animal du temps pour s'exprimer.


Je vais vous dire, Vinupetra 2008 est un guépard. L'animal bien sûr, ce félin tendu comme une flèche. Il ne griffe pas, il feule. Mais il est également le symbole d'une Sicile ancienne, au moins aussi ancienne que la guilde des vignerons médiévale que Salvo Foti a relancée dans l'île. Ce Guépard** de Lampedusa que Visconti popularisa. Ce prince sage, éclairé, scientifique, témoin d'une époque révolue, propriétaire du Temps et de l'Histoire. Ce qui le distingue des autres, c'est sa classe naturelle qui lui interdit de vociférer comme je l'écrivais plus haut. C'est son intelligence aussi, qui l'empêche de tomber dans les travers de tant de ceux qui veulent se mettre à son niveau. Quelle élégance, quelle allure, on évite là tous les pièges des soi-disant nouveaux grands vins du Sud, l'extraction, le bois. pas de vulgarité, de gourmette en or. Vinupetra est une rareté***, pourtant, j'ai envie de conseiller à beaucoup de vignerons méditerranéens (je pense notamment à ceux du Priorat) d'essayer d'écouter, et d'entendre sa petite musique.
Reste la question de départ: faut-il réaliser ses phantasmes? Doit-on concrétiser son désir, au risque d'être déçu? Ou de se sentir "vide", comme un peu dépourvu, assailli par la "petite mort", privé d'une étoile qui finalement était accessible. N'est-il pas plus raisonnable de verrouiller à double tour, pudiquement, la porte de ses envies, éventuellement pulsionnelles. Cette sublime bouteille de Vinupetra semble prouver le contraire.




* Parmi ces vins du bas, issus de vignes du plateau sud de l'île, on trouve notamment ceux de la famille Occhipinti, ceux de l'Azienda  Cos (dont j'avais adoré le 2008 et beaucoup moins le 2010) et ceux, qui ont connu un gros engouement, d'Arianna Occhipinti.
** La Sicile du Guépard, occidentale et riche, proche de Marsala, n'est bien sûr pas la même que celle de Salvo Foti, orientale, surplombant Messine, agrippée aux pentes du volcan. 200 kilomètres les séparent.
*** Merci à Jacques Perrin (lisez ou relisez sa rencontre avec Salco Foti) de m'avoir fait découvrir ce trésor sorti du Club des Amateurs de Vins Exquis, merci aussi à toi, Clio, d'avoir fait voyager ce précieux flacon dans tes bagages.


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