Saturne, le kolkoze, c'est fini.
"C'est un Dieu fort inquiétant" chantait Brassens*, le type du département d'à côté. Car, c'est tout au Sud de la France, dans l'Aude que se déroule ce conte de fées pour adultes. À moins (mais les contes de fées sont parfois terrifiants), qu'il ne s'agisse d'un film d'horreur. Le conte débute il y a bien longtemps, peut-être même à l'époque où Saturne s'appelait encore Cronos, ou quelque autre nom hindou, celtibère, que sais-je? Nous sommes à la Nuit des Temps. Ça tombe bien, le Temps, Saturne, c'est son métier.
Déjà, à cette époque reculée, en Languedoc, la vigne, liane sauvage, a quitté la Nature. L'Homme, Gaulois, Grec, Romain, lui a enseigné la discipline, l'araire, la taille (le gobelet même). Il la cultive, la modifie, faisant d'elle une richesse agricole. On raconte que le plateau du Quatourze en surplomb des étangs fut un grand terroir latin, un des premiers de France; le terroir, historiquement, on le sait, c'est d'abord une opportunité, une facilité de transport. Les vins de la Narbonnaise sont parmi les plus vendus de Rome, on les brime pour ça, puis on les réhabilite. L'Histoire, vinicole notamment, est capricieuse, retorse, hésitante. Sûrement pas linéaire.
Mais ce n'est pas d'Histoire dont je veux vous parler, il y a des profs pour ça. Je veux revenir, à froid, sur un épisode récent de ce qu'il est convenu d'appeler l'Actualité. En fait, sur des saturnales qui se sont déroulées le 14 novembre, au début de l'été de la saint Martin, avec un mois d'avance (notion anachronique dirait le dieu du Temps) sur la date prévue, le solstice d'hiver. Des saturnales mal comprises, car l'anarchie, fut-elle carnavalesque, ce n'est pas non plus le grand n'importe quoi.
Cette nuit, là, noire comme ce tableau de Goya au rez-de-chaussée du Prado**, Saturne a mangé ses enfants. Cette nuit-là, la gueule béante, le regard vide, eucharistique avant l'heure, il a fait couler le vin. Mais le sang n'était pas loin.
Cette nuit-là, dans l'Aude, tout près pourtant des lumières de Carcassonne, à Ventenac-Cabardès, Saturne est allé au bout de son combat contre le Destin. Bien sûr, il ne voulait qu'effrayer. Bien sûr, il fallait qu'il se venge. Et prouve qu'il demeurait le maître. Le Temps tue le Temps comme il peut…
Je ne vais pas vous infliger le récit de cette histoire sordide, minable. Pour ceux qui ne voient pas ce dont je parle, tout est écrit ici dans le journal. Ceux que Saturne a condamné à mort sont toujours vivants, grièvement blessés mais vivants. Impérativement, il faut les aider à se relever***!
Car, ce que Saturne, divinité agricole devenue au fil du Temps Dieu du kolkhoze, a oublié, c'est que le fruit du travail des hommes de la terre était sacré, à commencer par le vin. Ce que Saturne devrait savoir, lui qui préside aux choses du Temps, c'est qu'il
est des époques révolues. Celle des dynamiteros glorieux, célébrés,
médaillés, choyés, cette époque-là, avec son romantisme et ses troubadours, est derrière nous. Le combat aujourd'hui se
porte ailleurs, autrement que dans la plaine de Montredon.
Oui, Saturne, le kolkoze, c'est fini. Mais restent les belles idées que rien ni personne ne peut dévoyer. Le partage, la coopération, la fraternité. Auxquelles s'ajoutent quelques valeurs pas si banales que ça, le respect de l'individu, l'amour de la jeunesse, la foi en l'avenir. Saturne, toi qui aime bousculer les roses, je repense à la voix tremblant d'émotion d'Édouard Fortin, à cet élan brisé. C'est lui, ce conquérant devenu dégât collatéral, qui a fait les frais de ton jeu, lui qui a payé la gabelle. Tu imagines, Saturne, alors qu'il voulait "changer l'Aude en vin"?
L'Aude a tout, la vigne, la mer, la montagne, le soleil, l'Histoire, plein d'autres choses. Toi comme moi, Saturne, savons qu'il n'est pas besoin de la changer en vin (c'est même un rien présomptueux, voire désobligeant), que déjà ce païen coulait dans ses veines de pierre aux temps héroïques. L'Aude a tout, Saturne, mais ce genre de sacrifices aussi obscurs qu'injustes peuvent tout lui faire perdre. Veux-tu que nous passions pour des primates, que nous retournions à la Nuit des Temps, bien avant la mythologie, bien avant toi, Cronos ou même Savitar l'impulsif?
Saturne, mon frère, aux dieux d'aujourd'hui on a donné la parole, la force de conviction, l'envie de dialogue. Et c'est ainsi, seulement, qu'ils sont grands.
* Admirablement repris d'ailleurs par Philippe Léotard, une version inoubliable de Saturne que je vous recommande chaudement d'aller écouter ici.
** Un tableau rendu encore plus effroyable par la proximité du Perro semihundido, toile apparemment moins noire, rendue lumineuse en tout cas par sa couleur et son cadrage photographique révolutionnaire.
*** Édouard Fortin, ce jeune vigneron en cours d'installation, et la famille Curbières qui hébergeait sa cuverie et son stock n'ont plus rien. Un blog a été créé pour les aider; tous les moyens sont bons. En attendant que l'on puisse regoûter de son vin que Michel Smith dit fameux, ses copains ont également l'intention, en lui donnant des jus, d'assembler une cuvée solidarité afin de l'aider à rebondir, à tenter de passer l'année, comme ce fut le cas par exemple pour l'infortuné Raimond de Villeneuve, sinistré en Provence. Achetez-la.
Merci, Vincent. C'est fort. Ce gars mérite vraiment qu'on l'aide…
RépondreSupprimerOui, sans aucun doute, Michel!
SupprimerBelle allégorie.
RépondreSupprimerMerci, Luc. Doublement.
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