Boire de la patience, comprendre l'urgence.
La diversité de l'univers du vin me fascinera toujours. Et à cet égard ma soirée d'hier en est un exemple frappant. Nous étions (pour ceux qui l'ont déjà oublié où que le mal aux cheveux empêche de se souvenir) jeudi 21 novembre, le jour du beaujolais nouveau de ce millésime 2013. Cependant, pour moi, c'est dans un tout autre compartiment du jeu vinicole que cette soirée a débuté. Une invitation à goûter quelques jerez étonnants, des raretés dont les vieilles caves andalouses ont le secret.
Le jerez, c'est d'abord une ambiance, une beauté, un cérémonial. C'est aussi ce merveilleux accent du sud qui mange certaines consonnes. Quand vous vous retrouvez dans la rue, ensuite, à Barcelone, les
intonations nasillardes des passants, leurs mines renfrognées vous font
immédiatement comprendre que vous êtes de retour chez les ch'tis! Là, en l'occurrence, pour cette dégustation, l'accent, c'est celui d'Antonio Flores, celui qui assemble les cuvées de Tio Pepe, œnologue et troubadour de la fleur.
Je ne vais pas vous faire un cours sur ces vins de voile que sont les jerez (ou les montilla-moriles). Au delà du terroir immensément calcaire, crayeux, du sud andalou, des cépages palomino ou pedro-ximénes, ce qui fait effectivement la différence entre ces vins et la plupart des autres, c'est le développement naturel de la fleur dans les tonneaux, durant la crianza (l'élevage), de ce voile qui les protège et les modifie structurellement, profondément. Ce processus chimique, miracle de la Nature sans cesse renouvelé, donne naissance à ces crus façonnés par le temps qui passe.
Le temps ne joue pas que pour le vin. Je crois qu'il existe une sorte de privilège de l'âge, ou en tout cas une nécessité d'expérience, de culture pour entrer dans le goût de la fleur, pour vraiment aimer, et comprendre le jerez ou le montilla-moriles. Ces vins-là s'offrent rarement le premier soir, ils peuvent même rebuter le novice, surtout servis seuls, sans la nourriture qui les magnifie. Ce sont d'ailleurs de véritables tous-terrains de la table, parmi les seuls d'ailleurs à résister à un des grands ennemis de la bouteille, le sel. Celui de la morue, des olives, des anchois et bien sûr du jambon. Comment imaginer un jamón (hier soir, c'était du guijuelo) sans fino, sans manzanilla ou sans amontillado?
Il s'agissait d'une dégustation, de découvrir quatre oiseaux rares de González-Byass, quatre cuvées dites Palmas, des sélections de botas* effectuées dans leurs énormes caves. La classification "en palmas" s'opèrent en fait par l'âge.
Le Una Palma est un fino encore assez jeune, six ans, finalement assez proche du Tio Pepe de série, mais avec un peu plus de complexité, un caractère davantage marqué.
Avec le Dos Palmas (huit ans) on entre de plain-pied dans l'aristocratie du jerez. La fleur a fait son travail: un nez qui évoque le champignon séché, la trompette de la mort, rehaussé de fins effluves d'eucalyptus et de menthe. La bouche, vive, d'un équilibre génial offre une formidable complexité: des notes de zeste de citron, une pointe de camomille, de l'amande, de beaux amers et une incroyable salinité, comme la sensation de la belle olive verte; on en parle beaucoup ces temps-ci de la salinité, c'est mode (presque au point de supplanter la minéralité), mais là, ce n'est pas du cinéma! Jolie finale sur le tabac blond. C'est le vin du poisson, je rêve de le goûter sur un saint-pierre, ou un dentol comme celui que j'ai préparé l'autre jour à Sant Feliu de Guíxols. Mais plutôt sur un saint-pierre, juste assaisonné au puissant sel pyrénéen de Gerri.
Le Tres Palmas, âgé de dix ans, est une merveille. Est-ce encore un fino? Les grands amateurs le qualifieraient sûrement de fino amontillado. Pas encore un amontillado, mais presque. Comme le dit joliment Antonio Flores, nous assistons dans ce vin à "l'agonie de la fleur", à la fin de son action sur le vin. L'équilibre, la vigueur du Dos Palmas sont encore là, mais patinées par le temps. L'oxydatif monte, ma non troppo. Le nez évoque le bois des bancs d'une vieille église, au Pays basque. Le cognac aussi. On reste vif, mais la bouche devient plus grasse qu'avec les précédents; en plus des fruits secs, l'orange amère apparait. Ce pourrait être un vin de fin de repas, mais j'ai envie de la marier à du gibier, à de l'oiseau, à de la bécasse bien mûre, j'imagine l'effet sur la rôtie aux entrailles et au foie gras cru. Mais, plus simplement, je l'ai testé, c'est superbe avec le jambon, ou avec un fromage violent. Il faut absolument que mon camarade Michel Smith, amante de la flor, goûte cette boisson de gentleman!
Dans la famille des vins de méditation, le Quatro Palmas est le roi. Amontillado? Palo Cortado? Plus rien à voir évidemment avec les vins "jeunes" du début, ce fringant jeune homme fête ses quarante-huit printemps. Au nez, on peut penser (les éthers en moins) à un armagnac, à un très vieux rhum agricole. Du cèdre, de la résine, du havane, des fleurs séchées. La bouche est un monument de complexité, finement sculpté, sous-tendu par une belle acidité, toujours jeune elle aussi. La longueur est évidemment impressionnante. "Realmente es-pec-ta-cu-lar!" Fermez les yeux, vous êtes lové(e) dans un vieux fauteuil club, un feu dans la cheminée, le cigare à portée de main. Vous ne buvez plus du vin, vous buvez de la patience!
On ne sort évidemment pas indemne de ce genre de dégustation. Personne ne l'a noté, mais sur la table, il n'y avait pas de crachoir. Comment ne pas avaler ces merveilles? Pas d'éléphants roses en vue, juste un, magnifique, à pois gris argent, dans la vitrine Loewe d'un Paseo de Gracia balayé par un vent sibérien. Je suis en retard. Oui, vous vous souvenez, le beaujolais? Vite, redescendre dans la Barcelone intime, celle du Born, des rues étroites, des regards qui se croisent et des mains qui se touchent. Direction calle Vigatans, L'Ànima del Vi, le goûter enfin ce vin de l'année, cet enfant terrible du millésime de tous les soucis. Il est né le divin enfant!
Je ne sais pas si vous imaginez le grand écart gustatif auquel je me livre? Passer de ce Quatro Palmas de quarante-huit ans à un jus issu de raisins qui étaient encore sur pieds il y a deux mois! Un boucan du Diable, le bistrot est plein à craquer, un des seuls endroits de la ville à fêter l'arrivée du beaujolais. "Aubergiste, à boire où je tue le chien!" Ça parle fort, français aussi, peu de locaux. Les gens d'ici ne sont pas au fait du rituel, Fallet est un inconnu, même Montalbán est en route pour l'oubli forcé, délit de sale langue! Tant pis pour eux, à L'Ànima, on rit, on s'embrasse, on trinque. Un jolie petite hollandaise vient s'asseoir avec nous et nous raconte des histoires drôles en rougissant. Le Gosse est en forme et sa Fleur (qui n'a rien à voir avec celle du fino) tombe amoureuse du beaujolais-villages de Xavier Bénier. Bonne pioche! Entre Coquelet (court sur pattes hier soir), Lapierre (pas net) et Foillard (lourd), c'est le primeur du jour, sous cette latitude, mais on regoûtera. Les bouteilles tombent comme à Gravelotte. On s'en va même goûter un 2012 pour voir si… "Et mets-nous du cochon, Benoît! Du pâté des Landes que j'aime! Et du fromage! Du mou de ton copain catalan qui n'a pas les pieds en dedans!".
"Le beaujolais nouveau, ça doit être comme la
France, enjoué, vif, blagueur, partageur, généreux, inspiré, abondant,
fraternel, insolent... Comme la France qu'on aime." J'ai écrit cette phrase hier soir sur mon ailphone, un verre à la main. Je n'en retire pas une virgule. À aucun moment je n'ai envie de dénigrer ce petit jus de raisin vaguement aigrelet qui le premier raconte au commun des mortels ce que fut l'année. Et j'emmerde encore plus cette parigote, cette sotte qui, un mois avant les vendanges, avait condamné à mort le millésime 2013. "Le vin aura un goût de grêle" avait prédit cette fille naturelle d'Albert Simon et de Madame Soleil, cette Elizabeth Teissier de la viticulture. Eh bien non, ma poule, il avait goût de raisin le beaujolais de Bénier! Je vais même te dire, il avait goût de reviens-y, jusque à des heures que la morale catalane condamne. "La penúltima, por favor! La penúltima!" "Ce sera pas joyeux" avait ajouté l'experte en expertise sur Europe1 qui en avait fait des gorges chaudes. Caramba, encore raté! C'était très joyeux, plus que joyeux! On a bu, on a parlé de tout, même de politique avec l'Alsacien du coin, d'œnologie avec le barbudo du bistrot d'à côté et on a bien rigolé. Et de ce millésime 2013 qui nous a offert tout ce bonheur, on en boira et on en reboira. Tant pis pour toi… Parce que c'est aussi ça, le vin: la diversité. Du jerez de quarante-huit ans et un jus de deux mois. Un œnologue qui s'extasie sur l'agonie de la fleur et un bistrotier qui te parle de Spinoza.
Le vin, je déteste dire ça, mais je crois que tu n'y as rien compris, ma biche. C'est une denrée imparfaite, un produit agricole qu'on élabore, bon an mal an, y compris en 2013, qui nous raconte de façon conviviale que la vie n'est pas un long fleuve tranquille. C'est une boisson humaine qu'on aime avec ses défauts. C'est un rêve né de la Nature qui comme chacun sait est une source d'emmerdements mais aussi de beauté. Le vin, c'est un moment qui nous fait comprendre, à nous pauvres mortels, le Temps, la patience et l'urgence.
* des grosses barriques de 600 litres.
Excellent, il est en forme le Pousson ! Santé
RépondreSupprimerInutile de te dire que je suis fou de rage et vert de jalousie !
RépondreSupprimerJe compatis mon cher Miche, et te salue..
SupprimerMerci pour ce billet et ce blog monsieur Pousson.
Vincent, du Palo Cortado, toujours ! Y una manzanilla passada también !
RépondreSupprimerTon « dentol », c’est-y du dentex ou du denti ?
Génial poisson de roche : c’est Bart Thoelen, éphémère étoilé Michelin à Laroque des Albères, limbourgeois (= flamand) qui me l’a fait goûter la premère fois.
Tous les vins à tendance oxydative (Madère, Marsala, colheita de Porto, Commandaria chypriote, Vin Jaune, Montilla Moriles, Tokaji, Jerèz, Rivesaltes et autres rancios catalans, Carcavelhos ...) sont des goûts appris, acquis. Il faut des parents, des guides, des gourous. « Me gosto muito dos vinhos velhos” ! Et merde à la mal-bouffe et au mal-boire, à Nestlé, à Lenôtre, à Kraft, à Findus et à tous les autres.
"Le beaujolais nouveau, ça doit être comme la France, enjoué, vif, blagueur, partageur, généreux, inspiré, abondant, fraternel, insolent... Comme la France qu'on aime
RépondreSupprimerN'en déplaise aux snobinards bobos parisiens qui se prennent tellement au sérieux et qui méprisent ce moment sympa sans prétention de la sortie du vin nouveau
Oui, encore un sale coup des bobos parisiens...
RépondreSupprimerIl faudra juste m'expliquer pourquoi pratiquement tous les producteurs du beaujolais sont à Paris cette semaine.
Oui, je sais, je craque, j'en ai juste marre de voir cette dénomination de "bobos parisiens" partout dans les blogs de vins pour expliquer les maux du vin. Et désolé, mais le désamour du beaujolais touche autant Paris que la province. Et le "bobo parisien" dérange dans le monde du vin car il fait boucher les lignes. En mal ou en bien, à voir, mais au moins, il bouge les choses, il les questionne.
Alexis
PS: oui, je suis à Paris (mais depuis 3 ans seulement. Et d'un point de vue vinesque, je ne le regrette absolument pas).
Alexis, aux torts des "bobos parisiens", faut-il ajouter la la paranoïa? Parce que dans ce cette chronique, je ne vois pas trace d'eux. Sauf erreur, parce qu'il est tard…
SupprimerCe n'était pas clair: je répondais à Françoismb
SupprimerJe ne comprends pas.
SupprimerSi l'on se sait pas si "le bobo parisien" fait bouger les lignes "en bien ou en mal", comment peut-on trouver cela positif ? Le mouvement serait-il de par sa nature forcément positif ?
Speedy Gonzales une icône ignorée ?
Tom B.
je faisais simplement allusion à mon expérience de jeudi dernier où dans un bistro assez branché vins naturels dans le 17éme à Paris, en demandant s'il y avait du Beaujolais Nouveau on m'a répondu d'une façon assez méprisante que l'établissement ne vendait pas ce genre de "chose". Dommage car le resto est assez sympa et qu'on y mange bien
RépondreSupprimerBravo, Vincent!
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