La quatrième étoile.


Ce qu'il y a d'épatant dans la vie, c'est la diversité, et ses hasards qui vous permettent de passer d'un univers à un autre. En l'occurrence, si l'on parle solide, de pouvoir glisser avec appétit des cantines vietnamiennes du XIIIe à un des monuments de la gastronomie parisienne.
Il fait un temps de février sur la rue de Varenne, le beige des façades vire au gris, l'habituel escadron de journalistes taille une bavette (surgelée) devant Matignon, en attente des dernières mauvaises nouvelles. Le ciel aidant, Paris déprime, s'embrume dans une beauté triste, m'évoque la blondeur de ces bourgeoises de cinéma; vous vous souvenez des fourrures, du chignon de Corinne Marchand? Pas dans Cléo de cinq à sept, plus tard.


Et vous poussez la porte d'un immeuble lisse, au numéro quatre-vingt-quatre. Et le monde, de nouveau, s'anime. Et la ville oublie sa dépression, rallume les lumières. "Bonjour madame, bonjour monsieur!" Vous entrez à L'Arpège, là-bas, une table ronde n'attend que vous, oui, rien que vous. Alain Passard tourne autour des tables, plaisante avec les clients; sans attendre du vin blanc coule dans les verres, un chenin dynamique, tendance ma non troppo, enjoué, pas obséquieux pour un sou. "Bon, on va se faire le fête, annonce le chef." Je veux bien le croire. Vous allez trouver ça complètement farfelu, mais, d'une certaine façon, il me fait penser à mon copain Biquet, vous savez, celui dont je vous avais parlé ici, par la grâce duquel la pauvre plage de Leucate devient (pour d'autres raisons) un palace en espadrilles. Ces types-là vous changent la vie. Oui, ici, Paris est une fête!


Est-il nécessaire que j'évoque longuement, autrement qu'en images, les nourritures terrestres (et terriennes) que ce ludion, ce Breton sautillant (ça vaut bien les basques bondissants…) sort sans s'en donner l'air de sa cuisine? Faut-il rappeler sa passion du légume, d'autant plus fascinante pour un carnassier comme moi, déposé par les hasards de la vie sur une terre déshéritée, l'Espagne, où le végétal a été déstructuré et reconstitué en plastique? Dois-je raconter ses jardins, mon émotion devant le parfum d'une raviole potagère, ma larme pour une simple patate, la tendresse du gratin d'oignon, le génie de la merguez végétarienne? Dois-je expliquer l'évidence de la naturelle grandeur d'Alain Passard, cousin dépouillé de Michel Bras, ce mélange de simplicité et d'audace? De toutes ces constations, du coup de cœur qu'on peut avoir pour cette cuisine de "grand-mère moderne", les journaux, les revues, les livres, le Web en sont plein, je ne ferai pas mieux.


Ce dont je veux vous parler, en revanche, c'est de ce qui fait la différence. Par dessus tout. Ce qui fait qu'on a envie d'accorder à cet homme un peu plus que les trois macarons, grade suprême, parfait, d'un guide rutilant. Cette différence, pour moi, c'est exactement celle qui existe entre le prêt-à-porter et la haute couture. Entre un immeuble de rapport, tenu par des investisseurs et le "bistrot", éventuellement fantasque, d'un chef-patron, la "maison de cuisine" où le taulier, vous reçoit, travaille sur mesure, vous montre sa vie.


Ça tombe comme un cheveu sur la soupe, mais pour mieux vous la faire ressentir, cette différence, j'ai envie de vous relater une mauvaise expérience qui m'est arrivée à l'autre bout de Paris, pas plus tard qu'hier soir. J'avais réservé, "pour voir", une table dans un de ces ateliers-bistrots, brocante chic, dont les magazines intercalent la déco marketée, millimétrée, entre les pages beauté et la mode, un de ces lieux incontournaaaaables où l'on vous décerne, après visite, un certificat de branchitude bien-pensante. Tout le monde connait, ça s'appelle Septime, c'est dans le XIe, rue de Charonne. À Toulouse et ailleurs, même à Paris, mes potes se sont fichus de moi quand ils ont appris que j'envisageais d'y dîner. Que voulez-vous, il faut parfois tenter le Diable…


J'y suis une petite heure à l'avance, histoire de prendre l'apéro dans la cave ouverte à deux pas du restaurant. C'est charmant, pas un poil qui dépasse, chaque chose est à sa place, tous les signes de reconnaissance, tous les codes du moment sont là, de la sélection pinardière opportuniste à la peinture soigneusement écaillée. On commande une bouteille (un fleurie de Dutraive qui aurait bien mérité la carafe), une assiette de Colonnata (enfin, peut-on manger un autre lard?), c'est bon, mais comme il se doit, sur fond de discours convenus, on s'emmerde ferme sous le regard admiratif de deux Japonaises qui en veulent visiblement à mon feutre. Les décors sont de Roger Harth, les costumes de Donald Cardwell, l'air du temps est tiédasse.


Et, chemin faisant, je vérifie l'horaire exact de notre réservation. "Vingt-heures-trente, c'est bien ça?" Hésitation. Attente. Figurez-vous que l'écran à cristaux liquides est formel, la table s'est envolée. Une demi-heure plus tard, on nous apprend que le logiciel qui nous ne connaissait plus nous a retrouvé, "mais pas ce soir". Fausse manip? Bug du système informatisé? In fine, peu importe, tous les torts sont pour moi, comme dans un restaurant normal, j'aurais du vérifier de vive voix, au téléphone. Évidemment, dans le rade, on commence à te regarder comme si tu avais pété à table, tu sens le gaz. Derrière le zinc, on tente bien de faire sa sucrée, on bredouille quelques mots (je ne sais pas pourquoi je pense à la hotline de Free), mais franchement je sens bien qu'on s'en tape comme de son premier brushing, ce n'est pas ça qui va empêcher l'usine de tourner.


Eh bien, pour en revenir au sujet, au divin plat du jour, à cette fête de L'Arpège, voila toute la différence entre les concepts bistronomiques et une "maison de cuisine" comme celle de la rue de Varenne. Une légère différence, très légère même à cette époque où les slogans l'emportent si souvent sur les idées, où l'on parle à des machines. Une différence pourtant fondamentale à mes yeux, celle qui fait que l'espace d'un repas l'on devient autre chose qu'un numéro, que le luxe triomphe de la banalité, quitte à ce que les tables se rapprochent. Une différence colossale qui me fait me demander s'il ne faudrait pas, comme on transmute un général en maréchal, inventer une quatrième étoile pour un type comme Alain Passard. Et cette différence, cette merveilleuse, cette sublime différence, c'est l'humain.






Commentaires

  1. Vincent,

    Ce que tu dis du Septime me fait penser à ce que j'ai récemment ressenti au châteaubriand.

    RépondreSupprimer
  2. Comme tu as raison... Et comme je te comprends.

    RépondreSupprimer
  3. Votre expérience nous rappelle les merveilleux déjeuners faits à l'Arpège et les bonheurs inoubliables que nous devons à Alain Passard, mais... Mais il n'était pas là lors de notre dernier déjeuner et nous avons été déçus. Déçus par le sommelier, pas à la hauteur (comme nombre de ses prédécesseurs dans cette maison, avec quelques exceptions) et déçus par les assiettes, déjà vues et revues, comme celles que vous avez photographiées. Heureux ceux qui découvrent cette cuisine avec enthousiasme ou, comme JB sur votre photo, jouissent de leur commerce avec le chef. Les autres ont depuis des mois migré à la recherche d'autres plaisirs. Ils les ont souvent trouvés dans les avatars de l'Agapé et aussi chez Septime, malheureusement victime de son succès depuis le début, qui nous a certes rebutés plus d'une fois à l'accueil. Restent les assiettes succulentes et pointues de Bertrand Grébaut, toujours créatif, le choix des vins proposés et la sincérité réconfortante du service. Enfin, les tarifs sympas de Septime sont sans commune mesure avec ceux de l'Arpège (on y festoyait autrefois pour 100 euros, mais cet âge d'or est hélas bien révolu). D'accord avec vos impressions de la cave de Septime, caricaturale. Allez plutôt à celle de l'Epure pour boire un verre et grignoter. En attendant encore quelques jours la Table de Bruno Verjus qui nous fait saliver depuis des semaines... GP

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, nous il était là, et bien là. Sa cuisine aussi, d'ailleurs. Et l'ambiance également, si loin du côté "marchand de fringues" que nous avons ressenti chez Septime.
      Pour ce qui est du sommelier de L'Arpège, (et ce n'est pas que mon avis), je l'ai vu faire preuve de caractère. Dieu sait si je préfère ça au panurgisme.
      Bruno Verjus m'a effectivement parlé de sa table Table, avant même l'ouverture, vous avez l'air de la trouver imbattable. Attendons au moins qu'elle existe…

      Supprimer
  4. Septime, no comment, je te trouve presque las dans ton commentaire. Où est la kalach' ? La rafale méritée ?
    Pour Passard, je ne suis pas d'accord. Beaucoup de mauvais souvenirs et je trouve que l'as de la betterave ferait bien de ne pas oublier quel somptueux rôtisseur il fût.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Le rôtisseur, il nous l'a montré notamment avec son poulet tronc.
      Pour ce qui est de la kalach' n'aie pas peur, elle n'est pas enrayée. Sois patient.

      Supprimer
  5. La lassitude du Septime m'évoque celle que j'ai donc ressentie au châteaubriand, avec une assiette bien pauvre.

    En revanche, entendu récemment 2 amis me dire leur grande satisfaction chez Passard (sur le menu du midi). Plats et vins ...

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Articles les plus consultés