Viva Hispània! Viva el Rey!
Je sais que je vais me faire taxer d'opportunisme, me faire conspuer aussi. Oser clamer "vive le Roi", en tant que Français, dans l'avant-dernière ligne droite d'une campagne électorale (qui il est vrai n'a pas connu beaucoup de tournants)… Je rappellerai toutefois à ceux qui s'apprêtent à sortir la biscotte* que, sous la Ve république hexagonale, nous ne faisons rien d'autre que d'élire un monarque républicain dont le dernier spécimen classique, ancien Régime pourrait-on dire, fut sûrement François Mitterrand.
Et, au sud des Pyrénées, on va m'en remettre une couche, car sa Majesté Juan Carlos Alfonso Víctor María de Borbón y Borbón-Dos Sicilias a fait la Une de la Presse ces derniers jours. Qui n'a pas entendu parler de son escapade hemingwayenne au Botswana, escapade enrichie de trophées éléphantesques ou blonds (signes de bonne santé aurait-on dit en France du temps de notre ultime Altesse)? Le plus beau dans cette affaire étant bien sûr le moment attendu de la contrition, avec, dans un couloir d'hôpital, un Roi rosissant aux allures de garnement attrapé les doigts dans le bocal de confiture et jurant que l'on ne l'y reprendrait plus. Nous avons beau jeu de nous moquer, souvenons-nous quand même qu'en Espagne si nous avons aujourd'hui le droit d'en rire ou d'exprimer une opinion, c'est aussi parce que Juan Carlos était là, notamment lors de la pitoyable tentative de coup d'État du 23 février 1981, et qu'il a fait preuve d'une détermination et d'une dignité dont on souhaite qu'elle inspire tous nos dirigeants républicains. Quant à son train de vie et aux impardonnables errements de certains de ses proches, peut-être conviendrait-il de les mettre en perspective avec la gabegie et la corruption dont souffre le pays, singulièrement dans ses régions autonomes transformées pour certaines en mini républiques bananières.
Mais ce n'est pas pour vous ennuyer encore un peu plus avec la politique ni pour vous raconter ses frasques que je vous parle aujourd'hui du Roi. Simplement, quand vous avez l'honneur de franchir la porte du restaurant Hispània, c'est lui qui vous accueille. Hispània est une institution. Ce restaurant, jadis un garage et une pompe à essence, du temps où seuls quelques riches Barcelonais poussaient jusqu'à Arenys de Mar, à une quarantaine de kilomètres au nord de la métropole régionale, pour faire vrombir leur Hotchkiss ou leur Cadillac, s'est développé au rythme des premiers bains de mer. À l'origine relais pour routiers, il devint à la fin des années cinquante le rendez-vous dominical de la bourgeoisie locale, dans une atmosphère surannée qui pourrait rappeler les vieilles enseignes de nos nationales six et sept**. Et donc, au bord de cette autre route, la NII qui relie la France à Madrid, à Hispània, c'est Juan Carlos Ier qui fait office de portier, au travers d'une rafale de portraits, souvent en compagnie des maîtresses de maison. Car, il s'agit d'un restaurant de femmes. Succédant à leurs parents, Paquita et Lolita Reixach ont fait de l'établissement familial un conservatoire de la cuisine catalane. Les amateurs de classicisme absolu ne s'y trompent pas qui continuent de venir en pèlerinage ou pour se ressourcer; il y a quelques jours encore, Ferran Adrià*** y invitait son comparse le Basque Juan Mari Arzak.
Tout commence par le pain à la tomate, une coca, en fait, d'une exquise légèreté; l'huile, verte, est ardente, végétale à souhait. L'huile, c'est la signature d'une maison, on y lit le style, le goût, la générosité (ou la radinerie) du tenancier. Impossible évidemment d'envisager un restaurant sans la bouteille d'huile sur la table, à part au Mac Do, ça n'existe pas!
Les croquettes de viande de bouillon sont indispensables, parfaitement relevées, tout comme les beignets de morue, aériens, si légers qu'on se demande même s'ils ont connu la friture! Puis arrivent les verduras, des plats entiers de légumes, ce qui est rarissime dans cette partie de l'Espagne. Des artichauts, des fèvettes (servies avec la peau pour préserver leur belle âcreté), des petits pois… le tout préparé avec ce qu'il faut d'ail, d'oignon frais, de jus de cochon et de vieux lard ibérique. Les "nouvelles cuissons techniques" sont assez peu usitées, on privilégie le goût sur l'apparence. Les assiettes, délicieusement démodées et dépareillées, n'ont aucune chance de finir dans les pages cuisine de Elle à table, sauf à subir un profond "stylisme"; je ne pense pas pour autant que ce soit inscrit dans les projets immédiats de Paquita et Lolita… À Hispània, on commande aussi des potages, dès le petit déjeuner, on n'a pas peur de l'aïoli et du pâté, le boudin sent le sang frais, comme à la tue-cochon. Le poulet de ferme à l'escabèche se porte bien, copieux, le canard aux aubergines également, tandis que le poisson continue de se cuisiner en sauce, comme chez maman. On ne cherche jamais l'exploit, l'espante, le but est de rassurer. Et de faire plaisir. Les salières sont toujours sur la table, les bouquets bien en place et les serveurs (trente, quarante ans de maison?), en veste blanche et nœud papillon, nappent les tables avec une dextérité qui laisse pantois. À Hispània, on écrase parfois une larme, on a la cuisine nostalgique. Vive le Roi! Et tant pis pour les éléphants…
Côté cave, à Arenys de Mar, on ne lit ni les journaux, ni les blogs et on n'a pas entendu parler des vignerons situationnistes avec casquettes et rouflaquettes. Le priorat, on fait mine de s'y intéresser pour les amateurs de folklore régional, mais le vin du pays, c'est le rioja; il ne se porte évidemment pas neuf ce qui constituerait une faute de goût rédhibitoire. Nous nous sommes régalés d'un Viña Real 1975 à 28 euros qui avait la classe d'un grand margaux d'avant la catastrophe: cèdre, boîte à cigares, finesse de bouche quasi-bourguignonne. En blanc, on préférera le Tondonia couleur locale aux excellents chablis de Dauvissat vendus à un tarif français, c'est-à-dire prohibitif.
Seule concession au diseño, la nouvelle aile, au fond à droite, où
l'on évitera de réserver. Elle n'est pas laide, loin s'en faut, dans un
style aérogare sixties, et n'a pas la froideur des funérariums barcelonais que j'évoquais hier, mais bon, on ne vient pas là pour ça. En revanche, ce qui ne bouge pas, à la façon d'un reliquaire, c'est ce petit musée tauromachique installé dans la grande salle, des affiches, des photos, des lettres; Paquita et Lolita ont l'afición chevillé au cœur, ne leur parlez pas de la fin des corridas en Catalogne, elle n'ont pas de mots assez durs pour qualifier les renégats qui par populisme nationaliste ont permis ça. Les deux derniers billets du derniers rendez-vous de la Monumental sont pieusement encadrés, comme les affiches signées par Miquel Barceló et José Tomás.
Hispània, c'est un peu comme les beaux vieux, il faut savoir se taire, tendre l'oreille pour écouter leurs sages paroles. C'est une cuisine où l'on ne perd pas de temps à "innover", où l'on ne confond pas progrès et modernité. Bref, c'est une adresse absolument lamentable du point de vue des coureurs de tendances, des foodistos et des amateurs de gastronomie avec plume dans le cul. Pourvu que ça dure! Vive Hispània! Viva Paquita y Lolita! Vive l'Espagne! Et vive le Roi!
PS: en plus de la Nationale II, la voie ferrée court à quelques encablures d'Hispània. C'est maintenant le meilleur moyen pour se rendre au restaurant depuis Barcelone. On longe la mer à partir de Badalona dans une ambiance "congés payés", les gares ont des noms de plages, j'ai envie de dire que le voyage en omnibus fait partie du repas. Arrivée à la station de Caldetas qui dépend d'Arenys de Mar.
* terme rugbystique qui signifie tout simplement sortir un carton jaune, lequel envoie le joueur puni se reposer dix minutes au bord du terrain.
** surannée, surannée, j'ai fait jadis un de mes plus jolis repas-truffes à La Beaugravière, entre Bollène et Orange, sur la N7…
*** dont on vous a déjà expliqué ici notamment qu'en aucun cas il ne mangeait la nourriture des clients…
Très beau post, une narration à la Hemingway, une découverte de cuisinières étonnantes à l'image des toros de combat, elles ne mourront jamais....Telles un Jose Tomas, leur cuisine doit ressembler à une veronique mêlée d'une naturelle, élégance et tradition et pour couronner la faena, une bouteille aussi belle qu'une estocade a recibir. Dommage El Rey, tue des éléphants et n'a pas eu le pouvoir d'empêcher la fermeture de la Monumental, il n'en reste pas moins le roi qui ne s'est pas mis derrière las barrera pour mettre à mort le franquisme.
RépondreSupprimerMerci, Jean-Louis, oui, il n'a pas pu contrer le dernier assaut du nationalisme mais il a su briser l'ultime (espérons-le) soubresaut du franquisme.
SupprimerVive le Roi d'Espagne, Vincent. On s'en souvient très bien de cette nuit de février 1981 où, grâce à lui, l'Espagne s'est ancrée définitivement dans la démocratie.
RépondreSupprimerCertains, malheureusement, et pas toujours ceux qui sont nés après, ont oublié cette nuit-là, le chapeau en carton du Colonel Tejero et les parlementaires couchés par terre dans les Cortes…
Supprimer