Latour, Mélenchon, la Rioja et Monsieur Chapelle…

Frédéric Engerer, patron de Château Latour.

Je me doute qu'il en sera fort marri, pourtant, sur le coup, Jean-Luc Mélenchon, le fantasme absolu des petites Suédoises des beaux quartiers, est battu à plate couture! Lui qui entend bouter hors "de France les agences de notation comme les autres ont fait partir les Ben Ali ou les Moubarak", qui traite François Hollande de "capitaine de pédalo", qu'on imagine fort bien avec la perruque de Robespierre ou un couteau entre les dents (comme sur la célèbre affiche de la fin des années dix) vient de trouver son maître: Frédéric Engerer, Directeur-Général de Château Latour.

Dans le creux du week-end, baladant leurs Jaguars entre le Ferret et Courchevel, les mondainvineux bordelais n'ont pas encore eu le temps de se rendre compte que ce gestionnaire avisé, placé à la tête du premier Cru médoquin par François Pinault, avait déclenché une véritable révolution, de celles que promet à longueur de meetings le candidat du Front de Gauche. Pour ceux qui se réveillent, l'information est la suivante: à partir du millésime 2012, Latour ne vendra plus ses vins en primeurs. Les bouteilles ne seront vendues qu'au moment où le Domaine estimera que leur contenu est prêt à la consommation; l'édification d'un nouveau chai de stockage est prévu à cette effet.

On se doute que les motivations industrielles et économiques  de cette annonce sont multiples*. Garder la mainmise sur la commercialisation des vins, un peu comme quand il s'est agit, il y a finalement peu de temps, d'assurer la mise au château? Proposer à des consommateurs dont beaucoup n'ont plus de cave des bouteilles "finies"; en effet, dans l'univers du luxe dont fait désormais partie ce genre de marques, imagine-t-on par exemple livrer une robe haute-couture sous la forme d'un bout de tissu, de fil et d'une aiguille? Mais ne s'agit-il pas aussi de mettre un terme à ce grand cirque des primeurs où les entreprises bordelaises voient leur production soumise à des jugements parfois contestables, souvent primesautiers fondés sur la dégustation à la chaîne d'échantillons pas toujours (euphémisme…) représentatifs de la qualité globale de ce qu'ils ont en cave. Parker finissant, s'ouvre une ère d'incertitude qui rend périlleux ce rendez-vous désuet où peut se jouer la côte donc la marge de ces produits spéculatifs que sont les grands crus. On voit mal des multinationales supporter longtemps ce jeu de hasard…

Il est bien évidemment trop tôt pour tirer des conclusions forcément hâtives de cette décision de Latour dont l'inénarrable critique américain James "Sucker" Suckling se fait l'écho dans son blog. Il n'empêche que cet exemple va certainement bousculer les habitudes de la place de Bordeaux, remettre en cause certaines rentes de situation et peut-être provoquer une certaine émulation, en tout cas chez ceux dont les réserves de trésorerie sont suffisantes afin de soutenir un tel effort financier.

L'idée de ne vendre des vins prêts à boire n'est d'ailleurs pas farfelue, ni complètement originale. C'est par exemple ce que font depuis des années les bodegas espagnoles de La Rioja ou de Ribera del Duero au travers de leurs Reservas et Grandes Reservas; j'évoquais par exemple ici l'exemple de Viña Tondonia dont les propriétaires mettent actuellement sur le marché des GR 87 et des R 93. C'est ce dans une moindre mesure ce que fait depuis longtemps Vega Sicilia.
C'est aussi (j'en profite pour donner un petit coup de projecteur, loin des multinationales) ce que fait un admirable "petit" vigneron de Bourgogne, Paul Chapelle. Chez lui (et ses filles), grâce à une vraie volonté liée à un goût familial pour le vin vieux et à une certaine idée de la relation producteur/client, on achète sans problème d'anciens millésimes de puligny, de bourgogne ou de blagny que j'ai eu la chance de découvrir il y a quelques années grâce au "Catalan bourguignon", Carlos Orta, le premier Master of Wine espagnol. Comme quoi la révolution, désolé, m'sieur Mélenchon, ce n'est pas toujours une nouveauté…

* sans oublier, comme me le fait remarquer Jacques Berthomeau, les considérations personnelles: François Pinault démode ainsi les vins "pas finis" de son "cher ami" Bernard Arnault…