J'ai envie de bordeaux, c'est grave, docteur?


Ça m'a pris il y a quelque temps. Au début, je n'ai osé en parler à personne. C'est toujours comme ça avec les maladies honteuses, on les cache, et on laisse traîner. Le quand-dira-t-on joue bien évidemment un rôle important. Vous imaginez si ça se savait? Assurément, je perdrais toute crédibilité, mes amis se détourneraient de moi, je serais comme un pestiféré.
Parce que c'est vrai, dans le monde branché, français, du vin, quoi de plus ringard que de boire du bordeaux? Je me souviens de cette phrase, terrible, que m'avait lancé il y a une dizaine d'années un Anglais (vous vous rendez compte, même les Anglais…) au cours d'une soirée au King's College de Cambridge: "vous buvez du bordeaux, comme mon grand-mère!" Non, réellement, on ne peut pas passer pour quelqu'un de bien, pour quelqu'un de sérieux, de moderne en s'adonnant à ce genre de boissons réservées aux ignares, voire pire, aux Russes, aux Américains et aux Chinois.
Toute plaisanterie mise à part, l'anti-bordeauisme primaire qui fait rage prend ses racines dans une vraie réalité. Quand on a comme icônes des Hubert Déboires*, des Saint-Gérard Perse**, Bernard Porno, Florence Cagnard et autres Michel Volant, il ne faut pas s'étonner qu'on suscite de telles réactions de rejet. Qui plus est, la caste dominante des gros culs glacés s'est appliquée à faire le ménage chez elle, se débarrassant, avec la complicité des forces occultes de l'argent, de ses derniers poètes romantiques tel le grand François des Lignéris. Il reste bien des résistants, des Anthony Barton, des Jean-Pierre Boyer et pas mal de "petits" châteaux tenus par de grands vignerons (dont je vous parlerai), mais ils sont noyés dans la masse médiatico-publicitaire.

Pour autant, j'espère que vous l'avez compris, en aucun cas, malgré cette envie de bordeaux, je n'éprouve le désir torride de tailler une pipe à Pinocchio ou de me délecter de la sucrosité pâteuse d'un cabernet plus californien que médoquin. Non, je ne rêve pas de vin cuit avec échardes, ni de bouteilles d'hypermarchés, j'ai juste envie d'équilibre, d'un jus digeste pour boire à table en mangeant de gros gigots de broutard. À cet égard, je repense souvent à la phrase de mon copain Jean Laforgue (plus girondin, tu meurs!): "le claret a été inventé pour étancher la soif de vieux lords anglais au foie fatigué et qui devaient pouvoir en boire deux bouteilles par jour". Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il y en a beaucoup dans les grands châteaux qui ont oublié les fondamentaux…
J'ai également envie de tanins. C'est chouette de temps en temps les tanins, surtout en mangeant, surtout quand on est assez trivial pour envisager le vin comme la boisson qui accompagne nos repas. Des beaux tanins fins, élégants, dits "condensés", issus du raisin pas ceux, plus brutaux, les "ellagitanins", qui suintent de la barrique. Parce qu'on peut se régaler ponctuellement d'un gamay (ou tout autre cépage) en macération carbonique mais que c'est bien aussi de "rentrer dedans".
Et enfin, j'ai envie de bordeaux, parce qu'il n'y a pas pire démission intellectuelle que de se laisser aller à suivre la mode (fut-elle une anti-mode) et rien de plus triste que de boire tous les jours la même chose ou, en tout cas, le même style de vin***. Cette "impasse" était d'ailleurs d'autant plus stupide que le vignoble aquitain a été, comme pour beaucoup, le cours préparatoire de mon histoire personnelle du vin.
Ce retour à Bordeaux, bizarrement, c'est en Espagne qu'il se s'est manifesté. En goûtant les cabernets qu'Olivier Rivière élabore en Navarre avec Émilio Valerio, en buvant aussi avec lui le soir même un Chantecoucou 2008 de notre copain commun Élian Da Ros. Ça s'est manifesté une nouvelle fois en février, en buvant du cahors avec Mathieu Cosse; lui, le bougre, avec les tanins, il ne s'échappe pas! En mars, j'y ai repensé en ouvrant un (excellent) saint-nicolas-de-bourgueil****. Et ça m'a repris récemment, à Pâques, bien à l'ouest de Bordeaux, à la longitude de l'Irlande, à Villafranca del Bierzo (ce qui vous explique les photos qui égayent ce billet, photos qui n'ont évidemment à voir avec l'horizontalité bordelaise).


Le Bierzo, vous me direz que c'est un sacré détour pour rejoindre la Gironde, mais c'est là, en parlant avec un vrai vigneron (denrée rare en Espagne) que le bordeaux est revenu sur la table. D'abord parce que ce viñeron, José Mas affiche clairement sa francophilie, notamment en matière vinicole. Et qu'il n'a jamais arrêté d'acheter du bordeaux où subsistent selon lui des rapports qualité/prix introuvables outre-Pyrénées. Mais aussi et surtout parce qu'il élabore des vins finement tanniques, ma non troppo, à l'intérieur desquels s'équilibrent les amers, la douceur, l'acidité, le végétal mûr, le tout dans un registre, avec une texture qui n'est pas sans rappeler celui des vins aquitains (quand ils restent fidèle à leur style). On est à l'opposé du côté lourd, sirupeux qu'on reproche souvent aux crus de la péninsule.
Le cépage de base ici, en Bierzo, à l'extrême ouest de la province de León, c'est bien sûr la mencia, cépage qu'on retrouve dans tout le nord-est de l'Espagne sans en connaître exactement l'origine; on l'a crue cousine du cabernet-franc (ce qui gustativement, n'est pas toujours stupide) mais des recherches récentes infirment cette hypothèse; on a également évoqué une parentèle génétique avec le grenache, c'est étonnant, si ce n'est peut-être dans la "forme" des tanins. Personnellement, je lui trouve également un léger air de famille avec un grand cépage inconnu du sud-ouest de la France, le braucol*****. Quoiqu'il en soit, la mencia sent plus l'Océan que la Méditerranée, surtout quand elle traitée à la façon du Massuria de José Mas.


Parce que l'homme, qui a pas mal bourlingué, à Bordeaux notamment, a compris qu'on ne faisait pas des beaux vins par hasard. Qu'une bonne partie du match se jouait dans la vigne. La vigne, les très vieilles vignes de mencia, c'est d'ailleurs ce qui l'a attiré ici: "ça, dit-il en montrant ses vieux ceps biscornus, c'est le vrai patrimoine culturel du Bierzo". Ses petites parcelles, lui l'étranger, le Catalan, il les rachète une par une par à des gens du coin, les restaure et apprend à les connaître. Six hectares en tout, que de la mencia en gobelet, favorisant les expositions fraîches (en Bierzo, l'été, on n'est pas à l'abri des coups de chaleur) sur des sols acides, d'argiles et d'argiles limoneuses, travaillés au pire à la poche, au mieux au chenillard. Pour s'y rendre, on traverse de petits villages perdus, parmi les plus pauvres d'Espagne, d'une pauvreté digne, où l'on sent ici et là (un vieux pressoir, quelques barricots…), que le vin y demeure une tradition ininterrompue. "C'est important d'être dans un pays de vin, souligne José Mas. Chacun ici possède son lopin de terre et produit pour sa consommation personnelle, les gestes paysans ne se sont pas perdus, les vignes n'ont pas été arrachées."
Les jus sont superbes, profond, singulièrement les trois derniers millésimes (j'ai un fort penchant pour le 2010, frais et long): incontestablement, José Mas, dégustateur passionné, a appris à maîtriser l'élevage. Ne vous fiez pas à ses étiquettes de Massuria qui font un peu "Penedès marketé à Barcelone", voila de véritables vins de viñeron, qu'on a envie de voir vieillir (même si elles se boivent déjà avec une facilité étonnante).
À Villafranca del Bierzo, une fois encore est faite la démonstration du grand potentiel des rouges de l'extrême ouest espagnol, dont je m'étonne toujours qu'on ne fasse pas plus grand cas tant ils semblent être en mesure d'offrir à ce pays ses premiers "grands vins de terroir"******. Et, aussi, concernant ce beau Massuria de José Mas, une jolie réponse, décalée, à ma "tentation de Bordeaux".




* concernant ce monsieur, je vous recommande sa récente interview sur le blog bordeauiste de Marilyn Johnson, j'ai tout particulièrement goûté sa charge (digne de Mélanchon ou Marchais) contre le grand Capital et les spéculateurs du vin. Plus c'est gros, plus ça passe?
** même si Tim Atkin affirme avec effroi que Pavie 2011 est consommable, je ne pense pas pour autant aller m'en remplir mon caddie chez Carrefour
*** là quand même je suis un peu gonflé parce qu'à ce niveau il y a plus à plaindre que moi!
**** Les Perruches 2009 de Gérald Vallée au Domaine de la Cotelleraie.
***** dont nous avons encore bu hier soir une délicieuse bouteille, le 2009 de Plageoles, un vin dont la grande qualité est sans rapport avec le prix, ridicule, et dont je me réjouis qu'il ne soit pas davantage connu des snobs du vin.
****** en Espagne, notamment, on parle surtout des blancs de Galice, où l'on trouve certes quelques jolies choses mais le plus souvent des vins assez techno qui impressionnent (au mauvais sens du terme) les débutants et que les amateurs distingués jugeraient, en France notamment, un peu ringards.

Commentaires

  1. Très beau texte, très intéressant. Mais faut qu'on parle, mon ami. Qu'on parle de bordeaux, notamment. Parce que, si tu ricanes de l'anti-mode grotesque qui confère les pires défauts au bordeaux, tu emploies le même langage que ses détracteurs. Et moi, du bordeaux, je t'en ferai boire !

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