Petits cailloux.


Je ne sais que penser des vins "racinaires" que l'on nous sert ici et là, témoignages d'un jargon pinardier qui prête souvent à sourire. J'ai très tôt compris en revanche l'intérêt de ces racines qui nous accompagnent tout au long de notre parcours. Pas d'encombrants bagages, d'impedimentum qui entrave, rend la marche, la progression pénibles, empêche de s'envoler. Juste ce ce petit caillou au fond de la poche, réel ou virtuel, que l'on aime caresser, serrer, regarder.


Le mien de caillou est gris anthracite, presque noir. Du schiste, de l'ardoise, parfois si dense que l'on dirait du marbre noir. À se demander comment mes ancêtres ont pu le modeler comme du calcaire tendre, lui enseigner la courbe et l'angle droit.
Ce caillou, il vient d'un village du Couserans*, Buzan, perché dans la montagne, face au Mont Valier et à une frontière espagnole verticale dont seuls les contrebandiers connaissaient les failles. Un pays fier et pudique, insoumis par nature. Dans cette vallée de la Bellongue qui court de Castillon-en-Couserans au Col de Portet d'Aspet, des mains nues, des faux et des haches firent reculer les troupes de Charles X venues mater des paysans affamés. On appela ça la "Guerre des Demoiselles". C'était à la fin des années 1820. En réaction à une loi scélérate votée par le Parlement, interdisant le ramassage du bois, le pâturage, la cueillette, la pêche et la chasse, la guérilla dura plusieurs années et s'étendit aux vallées voisines. Les gendarmes, les garde-pêches et les garde-chasses n'y sont toujours pas les bienvenus. C'est là, dans l'eau vive et glacée de petits affluents de la Bouigane que j'ai appris à remonter sans artifices, canne ou hameçon, des truites noires comme le caillou, que j'ai su le goût de l'écrevisse. Que l'on m'a enseigné le goût du merle fruité et de l'écureuil. 


À Buzan, j'ai fait une partie de "mes universités". Un cursus important mêlant le design et l'histoire de l'art. Il me semble bien que Soulages exposa ses premiers Outrenoirs, en hiver, sur les murs du village… On faisait psycho aussi, au moment des foins ou lorsqu'il fallait s'enfoncer dans les bois à la recherche des cèpes et des girolles. "Si ce que tu as à dire est moins beau que le silence, alors tais-toi" a dit Bouddha; il a sûrement du venir aux champignons du côté de Liouarty où l'espace réservé à la méditation était assez considérable.
On étudiait la cuisine aussi même si on laissait les fleurs aux vaches. Comment marquer le fond d'une poêle de fer au jambon (un centimètre d'épaisseur), tourne et retourne, avant d'y casser un œuf. Recette cousine du gargouillou de Bras. En biologie, on apprenait les vertus des orties, si nombreuses dans ce pays vert cru et l'odeur des fougères.
Accessoirement, on y apprenait que les filles n'était pas toutes aussi saintes que Brigitte, celle qui tenait la chapelle sous la maison, et l'éducation physique, parce qu'il semblait normal qu'une rue accuse une pente de 20%. La vie semble ensuite plus facile quand on a appris à marcher en montant.


Hier, je suis allé saluer mes petits cailloux. Ma grand-mère s'appelait Lapeyre, Lapierre en français du nord, un nom gravé sur la moitié des pierres tombales au cimetière ou sur le monument aux morts de Buzan. Certains ont vécu ici, d'autres ont roulé, se sont arrondis dans la Bouigane et la Garonne. L'émigration a toujours été très à la mode en Ariège, qu'on parte retourner les vignes en Médoc, comme les Cazes par exemple, ou que l'on aille faire colporteur, montreur d'ours au delà des océans. La plupart n'ont pas oublié leurs racines, cette terre d'amour dur. J'en suis.




* Le Couserans est la partie Sud-Ouest, gasconne, du département de l'Ariège, aux confins de la Haute-Garonne et du Vall d'Aran, enclave occitane en Catalogne espagnole. 

Commentaires

  1. Le plus beau texte de ce blog.
    Superbe suvenirs filés, vivants, solides comme le caillou dans la poche.

    Me rappelle un souvenir de pêche dans le Nédé. Je crois bien que c'est un de ces affluents de la Bouigane.
    C'est vrai qu'on y est bien dans le coin.

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