Les haricots de mon père.


Je dois vous parler de mon absence. Pas de mes absences, de mes travers, de mes fugues, je les assume. De son absence, en fait. Juste de cette absence qui vous transforme, qui change votre vie. Cette absence que l'on tait, dans laquelle on se mure, qui vous fige. 
La vie d'un homme (comme j'entends la vie d'un homme, de façon classique, "vieillotte" diront les modernes) ne peut malheureusement pas faire l'économie d'un moment, terrible, irréversible, sublime. Ce moment, l'acte de décès de mon enfance, ce fut paradoxalement la voix devenue mâle de mon fils, pure, sans faiblesse, qui me l'annonça, au bout d'un téléphone.
Passons sur tout, les larmes, dignes, d'une mère, l'indigne laideur du commerce de la Mort, ces liens qui se renouent, ce qui se dénoue… Parlons plutôt de ce qui reconstruit. De ce qui ragaillardit, rassérène, de ce qui, bien évidemment, commence en cuisine, autour de la flamme.


Dans le Sud-Ouest, des Landes au Couserans et jusqu'à l'Albigeois, ce sont souvent les haricots qui président au repas d'enterrement. Pas un cassoulet comme disent les touristes, juste une sorte de mounjetado, presque maigre. Les cocos (pas des lingots d'Argentine ou de Chine) sont cuits dans un bouillon de cochon où surnagent couennes, oreilles, queue et pieds, augmentés des légumes que la saison veut bien vous offrir. Carottes, oignons, céleri et poireaux constituent bien sûr le tout-venant, mais le fenouil, le piment doux, la courgette ne sont pas à négliger; la tomate, pleine de gaieté, fera elle, son apparition sous la forme d'un coulis, maison si possible. L'ail, je n'en parle pas; de première qualité, de Lautrec, de Cadours, vénérable, il fait figure, aux côtés du prêtre ou du pasteur, de maître de cérémonie. Comptez deux têtes par kilo de haricots secs.


La particularité de ce plat, c'est qu'on y ajoute non pas du porc (on est en pleine saison!), du canard ou de l'agneau, mais de la morue. Pour faire, je le répète, comme si l'on faisait maigre. Personnellement, la morue que j'ai utilisée il y a quelques jours arrivait directement de la boutique d'une petite marchande portugaise de Barcelone, au n°91 de la calle Marià Aguiló, à côté du marché de Poblenou; au delà de cette échoppe spécialisée, la morue est généralement meilleure en Espagne (question de débit) et moins coûteuse qu'en France. Pour le même kilo de haricots secs que tout à l'heure, j'en compte un kilo, parfaitement dessalée, et c'est en toute fin de cuisson, à quelques minutes de servir, que je l'incorpore à la mounjetado
À chaque "tradition", les historiens ont leur version, les cuisiniers aussi. Le pauvre Lucien Vanel, éminent chef toulousain, avec son sacré caractère de con, m'en avait enseigné une autre. Sur les traces d'Escoffier qui cuisinait les haricots au beurre d'anchois, son "cassoulet de la mer" fondé sur un fumet de poissons de roche, comportait en plus des moules de bouchot ainsi que des saint-jacques fraîches. Mais, pour la sépulture de celui qui m'a donné vie, je n'ai pas bousculé le protocole, morue barcelonaise uniquement.


Cette recette des haricots de deuil, réservée aux moments de tristesse mais si pleine de vie avec sa pointe de piment d'Espelette en finition, j'y avais songé quelques jours auparavant. En quittant le Tarn par le Sud, sur cette longue ligne droite qui file de Saint-Paul-Cap-de-Joux à Revel et Sorrèze, dans ce tunnel de platanes déplumés, magnifiés par une étrange lumière hivernale, belle et terrifiante à la fois. J'y pensais pour pas mal de raisons, éventuellement rationnelles. Peut-être aussi parce que le coffre de la voiture rouge était riche d'une cargaison du plus doux des haricots que je connaisse, celui que mon père achetait à une cultivatrice de Marssac, entre Gaillac et Albi, de gros cocos cabossés, dont les rames folles se régalent de la fine terre d'alluvions d'un immense potager qui sent l'amour du travail.


Les haricots de "la dame de Marssac" sont une légende familiale. Les samedi d'août, elle les apporte sous la cathédrale d'Albi, pour le marché hebdomadaire; on en mange quelques uns en frais, on en congèle un peu (ça fonctionne très bien) et on fait sécher le reste. Leur blancheur laquée semblent venir de Bigorre (des tarbais dit-on pour se rassurer), ils pourraient être cousins de ceux des mounjetados des taiseuses montagnes du Couserans ou des "maïs" des Landes; leur peau est tellement délicate, tellement plus fine que celle des soissons, plus encore que celle des fabas des Asturies, si réputées de l'autre côté des Pyrénées.
Pourtant, madame Pons (c'est le nom de "la dame de Marssac") me l'a confirmé de vive voix, la filiation de ses haricots est assez mystérieuse. Elle n'achète évidemment aucune semence au grainetier et encore moins à Monsanto; contre toute attente, ses légumineuses magiques arriveraient d'Égypte, elles reviendraient, un sac Fram sur le dos, d'un voyage organisé sur les rives du Nil. Va savoir, peut-être sont-elles héritières, porteuses de cette transmutation des âmes que certains philosophes grecs prêtaient aux fèves, lisant en elles (génial empirisme!), la vigueur, l'énergie, la vitalité des protéines.


Peu importe l'opacité de leurs origines, peu importe l'ignorance du "début des haricots"… Leur élégante sucrosité, confrontée aux senteurs marines de la morue, donne naissance à un plat revigorant. Ce samedi de janvier alors que l'on chargeait les canons de cahors*, de gaillac** et de corbières du village, j'ai vu les visages se détendre, la parole circuler de nouveau, j'ai même, grâce à ma chère Altesse, entendu rire. Dieu que mon père aurait aimé ça!
Je n'avais guère besoin de confirmation, mais, définitivement, il n'y a que cette cuisine qui m'intéresse. Une cuisine généreuse, précise, racinaire, une cuisine qui vient du cœur et qui parle au cœur*** (ah, ce putain de cœur…), une cuisine qui ne se regarde pas tous les deux secondes dans le miroir pour refaire son brushing. On me dira ce qu'on voudra, qu'elle n'est pas graphique, que c'est de la "grosse bouffe" d'hommes des cavernes, plus que jamais, je m'en fous, je m'en contrefous.


Reprendre des forces, tenter de voler à la rame de haricot un peu de son incroyable vigueur, de cette folle énergie qui la fait grimper au ciel, manger et boire. Respirer. Penser, aussi, car, plus encore qu'hébété, la mort rend idiot: on pleure l'injustice, alors que la règle du jeu de cette merveilleuse chienne qu'est la vie, on la connait. Il suffit d'un QI supérieur à celui d'une huître ou d'un supporter de football, pour savoir que le match, aussi disputé, aussi beau soit-il, a une fin. Que certaines absences sont tout aussi définitives qu'inéluctables, qu'il faut apprendre à vivre avec.
Oui, vivre. Vivre, créer, produire, s'émerveiller, aimer, avancer… Écrire, aussi. Mon père, fort d'amour et de livres, était mon premier lecteur. Je pense même qu'il y avait un peu de lui dans chacun de mes mots. C'est pourquoi je vous prie d'excuser le style un rien tremblotant de cette chronique dédiée au lecteur que j'ai perdu, il s'agit du premier texte que j'écris seul. En son absence.





* Je suis si content que quelques jours avant la fin, il ait goûté ce Clos Siguier 2011 tout juste ramené du causse de Montcuq. Il souffrait en silence, y a trempé les lèvres et nous a raconté l'histoire de ce vieux, à Prayssac, qui après avoir sifflé une bouteille d'un cahors du même tonneau le jour de ses cent ans avait grimpé à bicyclette la côte la plus raide des coteaux du Lot.
** Heureusement qu'ils étaient là, les Plageoles, dans toutes les couleurs, et même avec des bulles. À propos de gaillac, nous avons d'ailleurs bu à cette occasion un très beau rouge, majestueux, Le champ d'Orphée 2011, sûrement la plus belle bouteille que j'ai bue par là, en dehors de ce qui se fait chez Robert, Bernard & Florent. Un très grand braucol, somptueux d'équilibre, plein d'étoffe, produit à Castelnau-de-Lévis par Stéphane Lucas; rien à voir avec certains bricolages qu'on nous montre ici et là.
*** La cuisine à la mode, elle, ne s'intéresse qu'au plus proche voisin du cœur, le portefeuille. Son argument dérisoire, c'est la mode, la tendance; grâce à ces conneries heureusement passagères, un certain mundillo , malgré son anorexie chronique, après s'être tapé en moins d'un an l'équivalent de la production mondiale de betterave, via un court transit par la farineuse patate violette, fait mine de s'empiffrer de pâté en croûte…

Commentaires

  1. Merci, Vincent.

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  2. C'est très émouvant, magnifique, ah ces haricots, ça donne de suite envie de casser une croûte et de se "litrer", comme disait Jean Carmet.

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  3. Les mots de cette page, transfigurent les apparences et irriguent les émotions au plus profond du sacré de leur sécheresse. Ils sont bruts et ronds. Ils sont frais et embrassent la terre. Ils font du bien .Merci

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  4. http://coumemajou.jimdo.com/2014/01/18/peto-petis-petere-petivi-petitum/ et merci pour ce récit

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  5. Vincent, il y a des hommages qui ne sont pas bassement élogieux, mais qui méritent en eux-mêmes tous les éloges. Avec le coeur, Vincent, oui, avec le coeur, plus qu'avec les mots, je te remercie pour ce texte et ces photos magnifiques.

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  6. Magnifique de vérité et de simplicité. Merci.

    J'aime tout autant que toi le Champ d'Orphée 2011. Pour moi, dans ce qu'il se fait de plus beau dans le Sud Ouest.

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  7. J'aurais aimé avoir la force et le talent d'écrire ces mots, il y a tout juste un an ! Merci

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  8. Très bien le Clos Siguier ...

    Et à Gaillac, goûter au domaine de Brin.

    Très belle cete photo du paquebot Ste-Cécile, que je visite souvent ...

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    1. Brin, je n'ai pas vraiment eu de bonnes expériences. En tout cas, à des années lumières de la profondeur de ce Champ d'Orphée 2011.

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  9. Vincent tu dis si bien l'Amour, celui de la vie, celui des autres comme celui du goût. Reçois un peu du notre pour adoucir ta peine. "Tes lecteurs fidèles"

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