La grande bouffe.


J'aime manger. J'adore manger. Veaux, vaches, cochons… Et ces chapelets de saucisses de Toulouse, de galabars, de melsats*, les côtes de bœuf épaisses comme le bras, l'épaule confite, les énormes volailles rebondies, le sang du magret, les petits oiseaux que l'on gobe, la tripe qui réconforte, l'acidité du levain, les saint-pierres ruisselant de marée, la tête des gambas rouges qui racontent les abîmes, la douceur de la saint-jacques, celle de ces carottes qui sentent encore la main du jardinier, la violence calculée de l'ail rose, la peau fine du haricot, la grâce de la girolle, l'ivresse de la truffe, le souvenir montagnard du bethmale, le fondant du comté, la vanille de la crème, les bigarreaux-napoléon que l'on croque dans l'arbre, la quetsche qui appelle la discrète pointe de cannelle, le chocolat juste après le café…


Et, tout autant que les aliments, que la nourriture, j'aime la sensualité de cette acte, le cérémonial, ou pas. Sortir l'argenterie, les nappes blanches; manger brutalement, à la hussarde, avec les doigts; laisser traîner, faire durer; picorer; sucer; mordre; savourer; dévorer; patienter; engloutir…
Manger est évidemment culturel, c'est ainsi que l'on doit comprendre le repas "à la française" tel qu'il a été sacralisé par son inscription au Patrimoine mondial de l'Humanité de l'Unesco. Quoi de commun en effet entre ce moment de partage et ces boustifailles de pizza ou de hamburgers, graisseuses et sucrailleuses, quasi-animales, vautré sur le canapé ou, à même le sol, sur la moquette du salon, devant la boîte à cons?


Pourtant face à un certain spectacle de la bouffe, il m'arrive d'éprouver un sentiment d'obscénité. Comme une indigestion.
C'était le cas, ces derniers jours alors que je voyais la claque s'émerveiller devant la "créativité" des cuistots du monde entier réunis pour Madrid Fusión 2014, un des grands shows de la malbouffe étoilée. Sur une scène pavoisée tel un stade de foot aux couleurs de Lactalis, Métro (Makro, sa version ibère), de brasseurs**, d'industriels de l'agro-alimentaire, c'était à celui qui allait le mieux démontrer son talent, lequel consiste en général à faire bouffer de la merde d'usine à des gogos agueusiques. Le salon de la bouffe qu'on mange avec les yeux, destiné avant tout à célébrer les chimistes espagnols, la bande à Nestlé et Monsanto, ces "génies" qui font avaler à un peuple affamé que le progrès consiste à tourner le dos à la méditerranéité, que dans l'assiette rien ne vaut l'Amérique, la viande de batterie et les légumes en plastique. Obscène, dérisoire, putassier. Et d'autant plus dans ce pays qui, de longues années durant, n'aura que la misère au menu.


Car on peut aimer, adorer manger, abondamment même, sans toutefois souscrire aux diktats de la Société de Consommation. À cet égard, comment ne pas penser face à cette débauche de produits industriels à La grande bouffe, à ce chef d'œuvre de Marco Ferreri présenté à Cannes en 1973, et qui fit scandale. "Nous tendions un miroir aux gens et ils n'ont pas aimé se voir dedans. C'est révélateur d'une grande connerie" avait alors lancé Philippe Noiret, un des acteurs de cette fable peignant un groupe en décomposition, allégorie justement de cette Société de Consommation triomphante.
La grande bouffe, cette culture du jetable, des caddies et des frigos trop pleins, mal pleins, elle m'est aussi revenu à l'esprit en début de semaine alors qu'on me racontait une de ces émissions de gastro-réalité qui sont l'honneur de la télé-poubelle. C'était la version française d'un de ses Master, Top ou je ne sais quoi (car on oublie souvent que ces concepts sont produits à la chaîne, parfaitement réplicables en France, en Roumanie ou Espagne, et que d'un pays à l'autre, il n'y a que l'idiome qui change); un cuistot, une femme je crois, y proposait une recette forcément géniale, en l'occurrence, une salade de tomates. Oui, bien sûr, de tomates, parce qu'en janvier, ce qu'on sert à ses clients, quand on est un chef vénéré, ce sont des tomates, c'est la pleine saison, non? Alors bien sûr, les beaux esprits, les midinettes*** de la foodisterie m'expliqueront qu'une fois encore je n'ai rien compris. Que ce qui compte c'est l'immense apport créatif de cette recette qui intègre du sorbet, de la gélatine et tout un barda qui la rend évidemment supérieure à ma pauvre salade, juste peinte d'huile d'olive de qualité, de cornue-des-Andes cueillies au jardin en août (hors saison, donc?). Il est vrai que les Top, Master, Machin, Truc sont sponsorisés comme on me l'indiquait récemment par ces nouveaux philanthropes, mécènes du Goût que sont les chaînes d'hypermarché. À en croire les collaborateurs de cette grande cause, Auchan (et ses copains), c'est un peu le Brillat-Savarin contemporain…


À la vôtre, spectateurs de la gastro-réalité et des spectaculaires shows chimico-créatifs! Santé, à la bonne vôtre! Et vous journalistes zélés, contribuez à cette grande ouvre, accordez-lui la place centrale qu'elle mérite. Nourrissez-vous, gavez-vous jusqu'à l'écœurement de cet univers factice. De cette sorte de grande bouffe où l'on ne mange plus, où l'on ne boit plus, où l'on ne baise plus, où l'on se repait d'apparences, de paillettes, de cinéma. Mais d'un bien piètre cinéma, cuisiné à la va-vite, surjoué, grossier, farci de cabotinage, parfumé au jus d'un légume de saison que ne mitonnait pas Marco Ferreri: le navet.
 


* Le galabar, spécialité du Midi toulousain est un énorme boudin d'une section qui peut atteindre vingt centimètres et dans lequel, en plus du sang, on ajoute de la tête de cochon. Le melsat, originaire du Sud du Tarn, de la Montagne noire ou de Lacaune est également une sorte de boudin, mais de couleur claire, beurrée; entre dans composition de la gorge, de la rate, de la poitrine, du foie de porc ainsi que des œufs et du pain.
** Car chez ces gens-là, monsieur, on ne parle pas de vin, on boit de la bière. Car la bière, c'est plus "moderne", c'est plus lucratif. Le vin, c'est juste de temps en temps, pour faire genre, pour faire "nature" éventuellement.
*** Il n'y a pas de genre chez moi pour ce terme "midinettes", c'est asexué comme une poignée de porte ou un feu rouge en panne.


Commentaires

  1. Les tomates en août c'est parfaitement hors saison car en août chacun est en vacances, c'est bien connu. Alors forcément l'impact relationnel, communicationnel...etc est inexistant.
    Non à l'AMAP il y a quelques mois, je demandais pourquoi on arrêtait les paniers en août. Ingénument, j'ajoutais, La nature prendrait elle aussi des vacances ?...bah non c'est juste que tout est calqué sur le rythme de la ville, de l'usine, des magasins, qui n'ont rien à voir avec celui de la nature.
    Bref, si tu veux manger connecté, oublie de faire bombance en août, tout le monde s'en fout.

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    1. Un rien cynique, mais tellement vrai. Heureusement qu'en août, les jardins et les marchés de campagne ne ferment pas…

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    2. Oui heureusement qu'il y a encore des paysans dans nos campagnes...Le système agro-industriel a failli les éradiquer pour de bon. Il faut croire que malgré la gangrène, il y en a toujours pour résister. Ils ne sont pas nombreux mais on dirait qu'il y a une recrudescence. Tant mieux !

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