Dons de la Terre.


Voici une histoire de "race" et de terroir. Et comprenez bien que dans ce second mot je n'oublie pas d'intégrer, "à la française", la dimension humaine, ces usages constants, loyaux, etc… L'intelligence, quoi. C'est l'histoire d'un dîner étrange, sans nappe blanche ni tralala, sur un coin de zinc, durant lequel tombent du Ciel (mais ne devrais-je pas plutôt dire de la Terre?) deux produits géniaux.
J'avais envie de saucisse, ça me prend souvent quand je suis en France, frustré que je suis par le fait de ne jamais en trouver à Barcelone. Vous savez, la saucisse dite de Toulouse qu'on trouve en réalité dans la plupart des pays de rugby: hachée grosse, artisanale, au contraire de la vulgaire chipolata, pas si grasse et pas si salée que ça, née de cochons purs l'hiver (là, nous y sommes, vraiment dans l'hiver), parfois coupée d'un peu de veau l'été. Je me l'imagine à la poêle finie avec un peu d'oignon et de vin blanc, ou ensoleillée d'un peu de tomata* d'août dernier. Ou à la braise.


Malheureusement, le charcutier n'en a pas fait assez, je remballe mon envie en maugréant et en jetant un coup d'œil aux légumes, une autre de mes frustrations catalanes. "T'inquiètes pas, ma mère m'a posé des navets à la maison." Des navets, ici, en cette saison, ce n'est pas rien! Ici, ce sont les parties montagnardes de l'Hérault, ancien arrondissement de Saint-Pons-de-Thomières. Et le navet en question, c'est du Pardailhan, une racine sombre, brunâtre, longue mais charnue. Traditionnellement, on le peint avant "l'exportation" d'un peu de fine boue rouge, caractéristique de son terroir d'origine, les villages de Pardailhan, Babeaux-Bouldoux et de Ferrières-Poussarou, au nord-ouest de Saint-Chinian. Dans la région, c'est une star, pour beaucoup un souvenir d'enfance, un outil de mémoire aussi, rappelant un temps d'avant l'Amérique, la pomme de terre et l'agriculture subventionnée.
Ça n'a rien à voir, mais je profite de l'ambiance pour en remettre une couche sur le foie gras, puisqu'à l'approche des fêtes, je revois surgir des campagnes de communication bien-pensantes sur le malheur des oies et des canards ainsi que le drame du gavage. Si vous avez envie de pleurer, pensez plutôt aux souffrances des Syriens (entre autres), et, surtout, laissez-nous vivre, arrêter de nous emmerder avec votre disneyisation du Monde. Je ne vais pas me répéter, relisez ça et ça.


J'en reviens donc au navet du Pardailhan, en priant pour qu'aucun écolo urbain, aucun sauveur de la Terre et de nos âmes (aucun pelut comme on dit ici) ne nous mette en garde contre "le cri du navet", ne nous annonce brutalement que l'épluchage forcément sadique et barbare de ce légume est un crime contre l'Humanité. On peut le manger en salade, râpé, avec un peu de citron et huile d'olive; c'est une bonne façon d'approcher sa douceur et d'évaluer le surplus de distinction qui le sépare de la plupart de ses frères et cousins de la famille des Brassicacées. D'autres l'apprécient en "tatin", ça fait genre, ou plus traditionnellement en ragoût. Personnellement, je m'en régale en frites, des bonnes grosses frites à la graisse d'oie ou de canard, pourquoi pas en accompagnement d'un canard maigre rôti. Pour ce qui est des frites, histoire d'insister (légèrement) sur la douceur du Pardailhan, on peut, au moment de les saler, ajouter quelques grains de sucre. Un vrai et immense bonheur paysan que quelques chefs inspirés de la région, heureusement, ont remis au goût du jour.


Nous voila donc au coin de ce bar, tranquilles, rassasiés de nos frites de navet; on a bu un coup avec, pas facile d'ailleurs, les rouges souffrent, j'aurais tendance à penser blanc, et même, éventuellement, pour se la jouer local, muscat-de-saint-jean-de-minervois. Mais vieux, ce que j'aime mais qu'on pratique trop rarement. Un bout de fromage et au lit!
Sauf qu'il reste une bouteille, du hors-programme, prise au hasard dans la crypte (en fait une vieille cuve-ciment) où elle était cachée. Je ne savais pas qu'elle était là, cette bouteille. On va dire que ce sera le dessert. Ou la tisane, notre "tisane de gabels" (de sarments) comme aimait à dire un voisin, Pierre Maguelon*, de son vrai nom Maurice Couzinié, qui se retira tout près d'ici, à Cabrespine. Parce que c'est vrai, je ne vous ai pas encore dit où je me trouvais: à Félines-Minervois, au pied de cette Montagne noire d'où dévalent en ce début de mois de décembre des courants d'air glacés arrivés tout droit du Massif central.


Et, on me met un verre sous le nez. Enfin, si j'avais un bandeau sur les yeux, je pencherais plutôt pour un kilo de truffes. S'ensuit un débat infernal. Truffe noire ou truffe blanche? Ceux qui penchent pour la seconde argumentent sur cette note sucrée supplémentaire. "Oui, mais la noire, vous parlez de quoi? Des succédanés juste mûrs qu'on fourgue ici et là avant Noël?" Franchement, moi, j'y vois, d'une façon impressionnante, que j'ai rarement ressentie aussi violemment, la tuber melanosporum cueillie quand il faut, cuisinée intelligemment, à tel point qu'elle vous suit en bouche. C'est aussi le cas avec ce vin. Parce qu'au delà de ce nez, il y a cette bouche de velours noir, qui vous donne l'impression d'une certaine fragilité et qui "repart à la hausse!" Sans compter, évidemment, l'absence totale de sécheresse sur la finale, puisque ce vin n'a pas connu l'ombre d'un milligramme de bois, c'est un enfant naturel du ciment.


Borie de Maurel, cuvée Sylla 96. Évidemment, celui qui l'a fait ce vin, Michel Escande, le "Sorcier", jubile. Joue le modeste: "il n'y a pas de grands vins, il n'y a que de grandes bouteilles." Parle de son bonheur d'ouvrir ça, de la magie de l'instant. Des doutes aussi qui parfois l'assaillent. Vous imaginez, ce vin est une pure syrah: "beurkkk de la syrah! s'écrieraient ceux qui préfèrent boire l'air du temps plutôt que de la tisane de gabels". Et en plus, un vin de garde: "quelle horreur!"
C'est vrai que, chemin faisant, on se dit qu'il faut de la constance pour être vigneron, pour le rester pour continuer à tenir un cap. Entre les chausse-trappes des fonctionnaires vétilleux, les croisades répétitives des hygiénistes allaités**, les coups de volant des midinettes branchées, les leçons de viticulture professées par d'anciens éducateurs spécialisés du 9-3 devenus en un an plus paysan que toi… Sans compter tous les aléas de la vie, les ruptures et les trahisons. Oui, il faut vraiment aimer ça. Et justement, ce genre de bouteilles (si on y est sensible), celle d'hier soir qui tombe sur le coin du bar tel un Deus ex-machina, ce genre de dons de la Terre fait aimer ça. Renforce dans ses convictions. Confirme dans l'idée de durer.
Quel sublime dessert, en tout cas!



* Acteur de théâtre, grand copain de Brassens, le grand public le connut grâce à son rôle de flic solide mais débonnaire, Marcel Terrasson, dans Les Brigades du Tigre. Je conserve le souvenir ému d'une belle et longue soirée, il y a cinq six ans, à Castans, où nous dissertâmes sur cette fameuse tisane produite dans les environs, en l'occurrence en Minervois.
** à cet égard, écoutez le récent coup de gueule de Michel Bettane, à l'issue de son salon, Le grand Tasting.

Commentaires

  1. Dans les années soixante, sous le pseudonyme de "Petit Bobo", Pierre Maguelon faisait, avec d'autres, les beaux soirs du "Cheval d'Or", haut lieu de la chanson Rive Gauche, pépinière de talents, rue Descartes, à Paris. Ces autres se nommaient : Anne Sylvestre, Bernard Haller, Ricet Barrier, Roger Riffard (inénarrable interprète de "Car je ne sais pas danser la java"), Bobby Lapointe (chaussé de palmes de plongée) Raymond Devos, Pierre Perret, etc. Cela ne nous rajeunit guère, il est vrai. Ces temps-là n'étaient ni vulgaires ni tonitruants, on y cultivait le français, la singularité, la diversité, la musicalité, l'amitié. Nostalgique ? De cette créativité, oui.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci de cet addenda, car je n'avais qu'effleuré cette époque cabaretière en évoquant l'amitié avec Brassens.

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Articles les plus consultés