On n'est pas sérieux quand on a dix-sept-ans.


J'ai pensé à ses yeux clairs et à ses sourcils un peu épais. Sa chevelure ondulée, sombre. Je ne la connaissais pas, pas plus que ses parents. Quel était son prénom? J'ai oublié, ils étaient si nombreux. Je ne sais d'elle qu'un avis de recherche, perdu au milieu des décombres numériques d'un concert au Bataclan. Quelle âge avait-elle? Dix-sept ans peut-être? Combien d'heures ont-ils attendu avant d'apprendre qu'elle ne répondrait plus?
Le soleil de cet automne qui refuse qu'on lui parle d'hiver m'a donné envie de boire un vin de printemps. Et, à la première gorgée, j'ai pensé à ce poème* d'été, aux peut-être dix-sept ans de l'inconnue de la photo, à ses yeux si vivants d'enfant morte, à l'odeur des tilleuls.

On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
- Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
- On va sous les tilleuls verts de la promenade.

Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
L'air est parfois si doux, qu'on ferme la paupière ;
Le vent chargé de bruits - la ville n'est pas loin -
A des parfums de vigne et des parfums de bière...

II

- Voilà qu'on aperçoit un tout petit chiffon
D'azur sombre, encadré d'une petite branche,
Piqué d'une mauvaise étoile, qui se fond
Avec de doux frissons, petite et toute blanche...

Nuit de juin ! Dix-sept ans ! - On se laisse griser.
La sève est du champagne et vous monte à la tête...
On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
Qui palpite là, comme une petite bête...

III

Le cœur fou robinsonne à travers les romans,
- Lorsque, dans la clarté d'un pâle réverbère,
Passe une demoiselle aux petits airs charmants,
Sous l'ombre du faux col effrayant de son père...

Et, comme elle vous trouve immensément naïf,
Tout en faisant trotter ses petites bottines,
Elle se tourne, alerte et d'un mouvement vif...
- Sur vos lèvres alors meurent les cavatines...

IV

Vous êtes amoureux. Loué jusqu'au mois d'août.
Vous êtes amoureux. - Vos sonnets La font rire.
Tous vos amis s'en vont, vous êtes mauvais goût.
- Puis l'adorée, un soir, a daigné vous écrire !...

- Ce soir-là..., - vous rentrez aux cafés éclatants,
Vous demandez des bocks ou de la limonade...
- On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
Et qu'on a des tilleuls verts sur la promenade.

Surtout ne pas flancher. Ne pas tomber dans l'ultra-compassionnel cathodique. Croire qu'on règle les problèmes avec trois discours, des larmes en gros plan et une bougie sur le bord de la fenêtre. Ne pas accepter qu'on nous refasse le coup du rideau de fumée, on est tous Charlie, on est tous amis, "c'est fini, tout ira bien", comme à la fin d'un film de violence américain, quand les gentils ont tué les méchants. Menteur et improductif.
Il y aura le fer, bien sûr. D'ici peu, comme un soulagement (j'assume ce mot), l'image que nous ne verrons pas des corps déchiquetés, des corps sans tête de ceux qui, au nom d'un profond vide spirituel masqué par des singeries religieuses, ont assassiné cette enfant. Le fer répondra à la nuit.


Heureusement, il y a cette lumière éblouissante. Comme si le Ciel se moquait des bigots, des tartuffes, des djihadistes. Heureusement, il y a la caresse du soleil, la Méditerranée qui étincelle et se moque des religions ringardes, la mer qui déshabille les femmes, les aime sans voiles. Heureusement, il y a ce vin rigolo, primesautier. Un gentil cabernet des Deux-Sèvres, un anjou tout simple, il flotte dans l'air, marche pieds nus, m'accompagne à la plantxa, mange sa viande comme un grand, se rit même des échalotes poitevines de la salade. Son inconséquence, en ces circonstances, confine à l'élégance. Il m'amuse avec sa casquette qui ressemble à la mienne, acheté d'ailleurs juste à côté de la rue des Rosiers.
Oh, je sais, même en en buvant un verre de plus, il n'efface pas l'image de l'enfant morte, ses yeux clairs et ses sourcils un peu épais. Mais il me rappelle juste, associé à Rimbaud, cette espèce de bric-à-brac merveilleux, cette infinité de petites choses délicates, faussement futiles, invisibles aux yeux des frustrés de l'Islam, et qui toutes rassemblées font ce drôle de pays qui est la France.


Addenda (17 novembre 2015) 
En fait, je n'ai pas résisté, je suis allé voir la liste des victimes, je voulais en avoir le cœur net. Et j'ai retrouvé la photo de la jeune fille disparue. Elle a effectivement été assassinée au Bataclan, elle s'appelait Suzon. Admiratrice de Zola, elle étudiait à la Sorbonne, comme mon fils. Elle n'avait pas 17 mais 21 ans. J'ai du mal à oublier son regard clair.



* Roman, évidemment, de Rimbaud, douzième poème du Cahier de Douai.


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