Vivre dans une carte postale ?
La vie est injuste. En apparence en tout cas. Imaginez ce qui sépare un individu lambda qui chaque matin passe sur la place que vous voyez ci-dessus, et celui qui frôle les murs de béton gris dont les brillants architectes des années soixante voulaient faire la cité idéale de "l'homme de demain". Imaginez le décalage entre un gamin qui a la chance de grandir dans cet environnement et un autre qui ne côtoiera que la crasse et la laideur; bien avant les dégâts de l'enseignement à plusieurs vitesses, il est difficile de ne pas penser que cette inégale éducation du regard aura un impact sur le futur adulte.
Ce présupposé ne doit pas nous faire oublier que nous sommes tous acteurs de notre cadre de vie. La mocheté n'est pas qu'une fatalité, on peut en être victime, certes, mais aussi, trop souvent acteur. Par défaut d'éducation et de culture, on y revient, mais aussi par manque de curiosité, d'altruisme, par paresse ou négligence aussi.
Les exemples abondent. Ce sont ces as de la tronçonneuse qui débitent en un clin d'œil des arbres centenaires, "pour faire propre". Les champions de la maçonnerie qui vous ravalent des façades sculptées par le temps à l'enduit synthétique de chez Brico Dépôt, arrachant au passage la vigne vierge plantée par l'aïeul. Les génies de l'embellissement municipal qui détruisent les vieux bancs publics, les panneaux naïvement historiques, la grille du cimetière et, tels des Panzers de l'urbanisme, vous mettent tout ça aux normes. Les rois du bâtiment qui rasent les potagers, les bois et les vignes pour y implanter un amoncellement de pavillons pourris. Le visionnaires de la distribution qui égaye l'entrée de son bled d'un supermarché de merde. Le chantre de la culture qui fait tomber une relique médiévale "parce que les murs menaçaient de s'effondre et que c'était dangereux". Etc, etc…
La liste, l'énumération de toutes les horreurs que nous faisons subir a notre belle France est loin d'être exhaustive, et grâce aux progrès des techniques d'enlaidissement, elle augmente de jour en jour, car, oui, ce n'est pas une fatalité, l'enlaidissement naît de décisions, individuelles ou collectives, toutes nées de la facilité, d'un zeste de bêtise et d'une bonne dose de manque de respect du patrimoine commun. Le tout induisant un imparable cercle vicieux pour l'avenir, pour les générations futures qui, peut-être, grâce à notre égoïsme ne profiteront pas à leur tour de ces paysages, de ces images qui nous semblent naturelles.
J'ai la chance effectivement ces temps-ci, grâce à mon poste de commis à L'Horloge d'Auvillar, de vivre dans une carte postale. Dans ce splendide village, où l'on ne sait plus poser les yeux tellement tout est beau, et aux alentours, dans ce magnifique coin du Sud-Ouest qui mélange les influences du Quercy, de la Guyenne et de la Gascogne. En deux coups de volant, vers le nord-est, voila l'incroyable bande dessinée du cloître de Moissac, puis, après la butte de Lauzerte et un calcaire blanc qui déjà sent le cahors chéri de Montcuq, les truffes du caïd de Caussade. Au sud, en suivant le Chemin de saint Jacques, vous filez à Lectoure, embarquez au passage quelques bouteilles de Chiroulet et un pot d'armargnac, revisitez les Bleus (pas les crétins millionnaires qui tapent dans un ballon, les Bleus de Gascogne, ceux du pastel…).
Ici, tout n'est que luxe, calme et volupté. Tiens d'ailleurs, à propos de luxe, j'ai déjeuné dans un maison de rêve, à Marsolan, un autre de ces villages où l'on a bâti des remparts contre le moche, c'était chez un collègue mousquetaire; la merveille, avec ses jardins suspendus, sa vue qui porte loin, sa "munificence discrète", est en vente* (pas cher en plus, malheureusement, je ne suis pas assez riche…).
Cette région merveilleuse, généreuse, ce pays de cocagne n'est pas le seul à garder la tête haute dans une France qu'on défigure. Loin des parkings de grandes surfaces et des zones pavillonnaires, des délires administrativo-politiques, subsistent des témoignages, villes, villages ou monuments, de la grandeur de ce pays, des lieux encore préservé des hilotes et des vandales.
Pour autant (et ce n'est pas mon propos), vivre dans une carte postale, ce n'est pas obligatoirement vivre dans un musée. J'en veux pour preuve cette cité d'Auvillar qui m'accueille en juillet: bien que classée parmi "les plus beaux villages de France" (un classement qui vaut ce qu'il vaut comme tous les classements mais qui se trompe guère), elle n'en demeure pas moins vivante. On vient s'y balader, y manger, visiter, voir des expositions et même, pour les initiés, y acheter des couteaux de collection, des coupe-cigares et des rabots à truffe**. Car, refusant toute "fatalité rurale", tournant le dos au défaitisme, sans attendre l'aide d'un bon Dieu étatique imaginaire (et de toute façon bien fatigué), ses habitants se démènent comme de beaux diables pour animer leur commune. Des fêtes, des marchés, des brocantes, des célébrations, jusqu'à relancer dans le cinéma de plein-air***…
À croire que la beauté des lieux leur donne du tonus, de l'énergie, de l'envie. Les incite, comme Garonne qui coule à leurs pieds, à regarder devant. Plus loin.
* Comme on dit dans les agences immobilières, pour plus de renseignements, nous consulter…
** Ceux de Robert Losson, photographiés ci-dessus. Le RaboTruffe quant à lui est une arme indispensable.
*** Petit coup de pub: l'association Les Tontons flingueurs (dont les membres ne boivent pas que de la pomme) et l'ASCEAU (créatrice d'un poulailler de village) fêtent ce samedi 19 juillet les cinquante ans (quel bel âge!) de L'Homme de Rio. Le film sera évidemment projeté en plein-air, place du château à Auvillar. Pour l'occasion, le chef et moi sommes réquisitionné pour cuisiner brésilien; ça va nous changer du canard, des cèpes et du toro!
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