Le Rouge de Lectoure.
Les habitués du nord du Gers connaissent tous depuis vingt ans Les Bleus de Lectoure, la belle histoire de ce couple qui a relancé la fabrication du colorant à base de pastel. Pour les autres, allez faire un tour dans leur bel univers aux volets bleu tendre, leurs ateliers de l'ancienne tannerie du Pont de Pile produisent toujours ce qu'il faut de tissus, de savons inspirés par la plante, Isatis Tinctoria, qui fit la munificence de l'Occitanie à la Renaissance. N'oubliez pas au passage d'y caresser l'aile de la Jaguar d'un homme élégamment disparu.
Pourtant, là, ce n'est pas de tissu, de pastel et de bleu dont je veux vous parler, mais d'un autre colorant, alimentaire celui-là, et au parfum autrement plus distingué: le safran. Je ne vais pas vous refaire le parcours historique du produit alimentaire le plus coûteux du Monde (je l'avais évoqué ici), mais sachez qu'il s'agit d'une des spécialités du Sud-Ouest. Les producteurs du Quercy (épaulés par quelques Albigeois et Rouergats) a lancé en 2002 une démarche afin de bénéficier d'une IGP européenne et la culture du crocus et de son précieux pistil s'est de nouveau répandue entre Bordeaux et Perpignan. Une culture lucrative, enfin dans une certaine mesure, puisqu'elle nécessite énormément de main d'œuvre et qu'on sait bien que pour embaucher, en France, au pays de la bureaucratie triomphante, il faut être dingue! Afin que vous vous rendiez mieux compte, pour obtenir un kilo de safran sec on a besoin de deux cent mille fleurs, deux cent mille Crocus sativus L.
Bien que fort cher, le safran local, traçable, artisanal, fait partie des gimmicks, des rideaux de fumée, des trucs qu'apprécient tout particulièrement les cuistots roublards. Je m'explique: vous achetez du poisson ou de la viande de merde au pousse-caddies; vous la bidouillez, la maquillez comme une voiture de gitan, puis, avec infiniment de délicatesse (mieux une pince à serpent* comme celle de la télé), vous déposez sur votre chef d'œuvre un ou deux stigmates de safran qui permettent à votre plat d'usine de se refaire une virginité. Et vous, au passage, devenez, comme par magie, un cuisinier de terroir, au plus proche des petits producteurs locaux. Ce procédé n'est évidemment pas exclusif au safran, il fonctionne également très bien avec l'huile d'olive, de noix ou de noisette, les vinaigres, les sels d'origine, le miel, voire le fromage de chèvre, tous d'excellents produits de maquillage des cartes de supermarché. À défaut, l'ajout de quelques vins "nature" choisis à la louche, à l'étiquette, peut faire l'affaire…
Bon, laissons de côté les tricheurs, parlons plutôt de cette dame, la dernière visiteuse que j'ai rencontrée durant mon émouvant premier job d'été à L'Horloge, à Auvillar (avec Michel Grangeon des cochons dont je viens de goûter la saucisse fraîche qui est à tomber!). Isabelle Baro, discrète, le parfait contraire du commercial de chez Nestlé à chaussures pointues; elle venait faire goûter au chef le safran qu'elle produit dans la "banlieue" de Lectoure. J'étais en train de bricoler un ultime repas du personnel, estouffade de toro / macaronade / tomates crues (si seulement les clients de tous les étoilés mangeaient comme ça…), et Serge me dit de venir poser le nez sur les stigmates rutilants. Quelle ampleur! Quelle complexité! Superbe, charnu! Et madame Baro, sur la lancée, de me faire goûter une belle confiture de pamplemousse au safran que j'imagine déjà, l'hiver prochain, posée à côté d'un pain perdu. Vivement qu'elle me fasse goûter ses essais avec la pêche!
Ça a d'ailleurs réveillé des envies profondes. Juste après mon départ d'Auvillar, à mon arrivée à Albi, j'ai mis en œuvre une belle recette locale, propre à réchauffer cet été bizarre: un gras double au safran, au vin de Gaillac et à l'ail doux. À l'opposé de la cuisine de coiffeur-visagistes que j'évoquais plus haut…
* Cette histoire de la "pince à serpent" me fait rigoler: une amie amoureuse des reptiles a découvert que la pince qu'utilisent les cuistots maniéristes, à la télé comme dans leurs cuisines laboratoires, pour dresser leurs assiettes "graphiques", "artistiques", est en fait la même que celle que l'on utilise pour nourrir les serpents "familiers". Elle m'a même proposé de photographier l'outil en action, avec sa chère Cléopâtre mais mon amour de ce genre de bestioles a fait que je me suis défilé…
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