Comment j'ai failli me taper une Reine.


On joue là dans le registre de l'envie subite. De cette espèce d'évidence, de désir impérieux, presque de la pulsion. Pourtant, ce n'est pas grand chose. Tout remonte à une conversation, l'autre soir, dans la voiture, en rentrant de France.
Un joli retour, d'ailleurs, par le chemin des écoliers, en serpentant dans les Albères, ces élégantes montagnes méditerranéennes, secrètes, patrimoniales dans cette zone rongée par le tourisme bas-de-gamme. Maureilhas, et zig et zag, un village bizarre au milieu des chênes-liège, des bouchons justement, interminables, sous un soleil de plomb, la frontière… Les souvenirs se réveillent, péniblement, vieux de quarante ans: Douanes françaises en fer forgé sur le mur blanc, puis l'allure ridiculement belliqueuse des Gardes civils, avec leur bizarre galure de carton bouilli, pistolet-mitrailleur à la hanche, l'œil noir du canon, menaçant, à hauteur des yeux d'un enfant, cette boule au fond du ventre avant que ne se lève la barrière, la guirlande de commerces dérisoires, un amoncellement de produits de contrebande dans une rue en pente, synonyme d'une époque encore nationale. Il y a si longtemps! Ceux qui haïssent l'Europe devraient revenir au Perthus.


Dans la voiture, on parle de la frontière. Avec un italien francophile et une citoyenne du Monde. Le Traité des Pyrénées. Sept novembre 1659. Bien avant que des maquignons roumains ou russes transforment leurs filles en chair-à-baiser dans les paradis artificiels du village suivant, dans cette sordide Jonquera, hard-discounter de la misère ordinaire. Sept novembre 1659, le Traité, la Paix des Pyrénées, qu'on signe à l'autre bout de la chaîne, sur l'Île des Faisans, au milieu de la Bidassoa. L'Espagne est en position de faiblesse, elle cède le Roussillon qui recouvre une bonne partie des actuelles Pyrénées-Orientales. La frontière glisse vers le sud, pour gagner, comme le spécifie le Traité, "la crête des montagnes qui forment les versants des eaux". Quittant du coup le tracé historique de l'ancien Royaume d'Aragon qui serpente du Fenouillèdes aux Corbières jusqu'au Cap Leucate, tracé qui a notamment valu l'érection des "citadelles du vertiges", ces fameux châteaux prétendument cathares.


Désormais, c'est ici que ça se passe, au Perthus, c'est là qu'officieront les gabelous traquant bien plus tard le pastis au mètre et les cargaisons de beurre, sous la protection du Fort de Bellegarde. Bon prince, Louis XIV accepte, lui, de ne pas envahir le comté de Barcelone qui avait appelé la France au secours tout en agaçant Richelieu, évitant d'en faire une nouvelle fois cette mini-Pologne de l'Europe du Sud, champ de bataille favori des puissants.
Bon, je ne vais pas vous faire le prof d'Histoire, n'empêche que Le Perthus et le Traité des Pyrénées, c'est déjà un peu une histoire de Reine. Marie-Thérèse, en l'occurrence, Marie-Thérèse d'Autriche (ci-dessous), l'Infante, la fille aînée de Philippe IV, le Roi d'Espagne, celle dont une des clauses secrètes de la négociation diplomatique fera l'épouse de Louis XIV et donc la Reine de France.


Et alors que nous filons gaiement dans la verdeur inhabituelle de l'Alt Empordà (pensant au passage à la sublime bodega de Marc Bournazeau), la conversation dévie sur une autre Reine. Normal, je vous l'ai dit précédemment, il y a un Italien dans la voiture, Fabi, Fabrizio. Oh, il n'est pas napolitain, juste un gamin de Bari, un enfant de l'Europe, qui vit entre Barcelone, Rome et Rotterdam. Un enfant d'aujourd'hui qui écrit sur des ordinateurs, déjà trop jeune pour que je comprenne tout. La Reine, la Regina, cette pizza aux champignons* dont on veut désormais protéger la recette avec une Indicazione Geografica Tipica.


"Sais-tu, Vincent, qu'on en mange d'excellentes à Barcelone?" me lance Fabi. "Incroyable!" Et il me décrit un petit lieu, malcommode, au nord d'El Borne, à deux pas du marché de Santa Caterina, secteur jadis délicieux mais massacré par une architecture productiviste socialo-bétonnière qui introduit avec talent le pire de la banlieue** au cœur de la vieille ville. Comme pour faire écho, avec plein de bonnes intentions (et une sacrée dose d'esprit de lucre), à la grisaille grandiloquente, franco-mussolino-hitlérienne, de la Via Laietana. Bref, il faut vaincre son appréhension  et s'enfoncer dans ce quertier où tout est moche, beigeasse et rosasse, sale et déjà vieux, alors qu'on est à deux pas (à l'intérieur en fait) de cette Ciutat Vella qui concentre le charme (menacé) de Barcelone


L'établissement s'appelle N.A.P. comme Neapolitan Authentic Pizza. Il est caché au numéro cinq de la calle Gombau, sur la gauche face au marché. Deux Napolitains émigrés à Londres, Maurizio et Antonello, en manque de soleil et de Méditerranée, l'ont créé il y a deux ans. De la façon la plus classique possible, en faisant venir du pays un four à bois traditionnel sans lequel il n'y a pas de pizza possible. Et en s'attachant à l'essentiel: la pâte. Hors de question d'utiliser de la levure chimique, ils utilisent leur propre levain comme le font les vrais boulangers. Au passage, ils sélectionnent leurs produits et évitent ces interminables listes de pizza à tout et à rien, à l'ananas ou au Nutella, pas plus de dix recettes plus une qui change tous les jours.


C'est donc d'une Reine, une Regina dont j'avais envie, elle me tendait les bras, mais je l'ai laissé choir pour une classique Napoli. Pourquoi? Je crois, plus encore que les anchois, pour un parfum de câpres au sel qui m'a chatouillé les narines pendant que j'admirais le travail du pizzaïole. Une Napoli, donc, accompagnée d'une petite salade de rouquette.
 

Et elle est arrivée cette Napoli, odorante, gonflée, généreuse. Elle m'a presque effrayé, mais c'était avant de la goûter, avant de mordre dans cette pâte à la fois marquée par les senteurs du feu de bois et tendre, tendre et fumée à la fois, ponctuée de jolie petite olives noires. Irréprochable! Je l'ai mangée, j'ai tout mangé, m'interrompant seulement pour quelques gorgées d'un nero d'Avola dont j'aurais pu me passer***. Louant le génie méditerranéen, me souvenant de l'élégance des Albères, oubliant la médiocre architecture du quartier. Ce plat précis, tellement plus inspiré que les dégénérescences gastronomiques qu'on vous sert ici ou là a fait mon bonheur. Alors, un conseil si vous passez à Barcelone, si vous n'avez pas besoin de frimer at que vous voulez juste manger quelque chose de bon, oubliez le phantasme des tapas (vous vous êtes trompé de ville), et allez chez N.A.P. vous taper une Reine. Ou une Napoli. Merci, Fabi.




* Ne pas confondre la Regina, aux champignons, également baptisée tradizionale, avec la Margherita, aux couleurs du drapeau italien (tomate, mozarella, basilic) et qui fut créée à la fin du XIXe siècle en hommage à une autre souveraine, Marguerite de Savoie (ci-dessus).
** Tu as définitivement raison pour les notes de bas de page, Pascale, elles enrichissent en liberté, j'y reviens. Au fait! J'écris "banlieue", mais je voulais dire banlieue pauvre, ou défavorisée, "la zone" comme on disait jadis. Avant que l'on ne commue ça en "quartier difficile" et autres appellations technocratiques. L'époque, qui veut que l'on n'appelle pas un chat un chat pour cacher la poussière sous le tapis, nous oblige désormais à parler pudiquement de "quartiers". La pudeur parfois m'emmerde. Son hypocrisie surtout.
*** À N.A.P., on vient pour les pizzas, et c'est tout, le reste est brut de décoffrage, à commencer par le vin; j'étais d'ailleurs le seul à en boire dans la salle, ce que je déplore mais qui coule de source. En revanche, ces braves gens vendent également para llevar ce qui vous permettra,en ne laissant pas traîner votre Reine trop longtemps dans son carton, de l'accompagner d'un cru digne de son rang.


Commentaires

  1. Comme on dit à Naples: ce qui fait une bonne pizza, c'est l'eau. Et on ne la trouve qu'à Naples! Avec votre pizza par contre j'aurais plutõt choisit un blanc, un falanghina pour rester dans le cru napolitain.

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    1. L'eau fait le pain, d'une façon générale. À condition toutefois qu'on y ajoute une belle farine et du vrai levain.
      Par parenthèse, on l'oublie souvent à BCN où l'eau est abominable (même sous la douche on trouve parfois qu'elle pue!), elle fait aussi le café, le thé ou la soupe.

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    2. Cela étant, j'ai lu que l'eau de Naples était souvent aussi immonde. Elle a même été interdite à la consommation dans les années 90, non?

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    3. Eau interdite dans les années 90? je ne sais pas mais très franchement c'est assez probable! Et aussi, il y a eu un scandale dans les années 2000, de l'utilisation de bois de cercueils (usagés n'est ce pas et pas chers) par des pizzerie napolitaines peu regardantes...
      Sinon, pour info, parler de l'eau pour justifier une bonne pizza est une sorte de plaisanterie Napolitaine. Mais vous le dites très bien, une bonne pizza c'est surtout une senteur de feu de bois, de bons ingrédients etc... et l'eau évidement.

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  2. Ah oui, un falanghina de Campanie de Villa Matilde par exemple ...

    Ou un Cerasuolo des Abruzzes.

    En rouge : frappato, plutôt.

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    1. Oui, le choix ne manque pas. Sauf là, chez NAP, où je le répète, il vaut mieux boire ailleurs. Je cherche d'ailleurs un bon frappato, parce qu'autant j'ai adoré le Cos 2008 (davantage à mon goût que celui de la nièce dont je ne sens que les défauts), autant le 2010 m'a complètement laissé sur ma soif; toutes les bouteilles qui me sont parvenues étaient molles et oxydées.

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