Le parfum de la connerie.

On a suffisamment évoqué ici les monstruosités de la cuisine "note-à-note", ce cheval de Troie des trusts de la malbouffe et du monsantisme, où l'on déconstruit les aliments naturels pour les ramener à l'état de molécules d'origine incontrôlée (mais généralement industrielle). Je ne vous en rajouterai pas une couche en moquant ce sommet de la cuisine tecnoemocional, ce "steak" fabriqué en laboratoire qui sera dégusté la semaine prochaine dans un restaurant huppé du West End de Londres. Non, aujourd'hui, je voudrais juste vous parler de parfum, de sent-bon, de ces fragrances qui sont au cœur de notre histoire, de notre mémoire, de notre cerveau, plus puissamment encore que les mots.

Pourquoi de parfum? Parce que j'ai eu vent d'un projet terrifiant de la Communauté européenne, un projet visant à réglementer l'usage des essences naturelles de fleurs ou de plantes. Tout est rassemblé ici, dans ce remarquable reportage d'Euronews. L'idée est d'appliquer à l'extrême le principe de précaution et de se prémunir contre une des maladies qui fait fureur dans les pays au ventre plein: les allergies. Bien sûr, on me dit qu'il existe d'authentiques intolérances, d'authentiques allergies, mais on me précise que cette chasse à l'allergie (c'est tellement chouette de parler de ses maladies, de geindre pour que les autres s'occupent de soi…) tourne parfois à l'obsession, et qu'il faudrait un peu calmer le jeu, ne pas croire tout ce qui est écrit dans les magazines de salle d'attente.

Quoi qu'il en soit, des fonctionnaires bruxellois ont décidé de "prendre le taureau par les cornes". Et, comme le veut leur religion, de réglementer au plus vite. En clair, l'industrie (et surtout l'artisanat) du parfum devra se passer des essences naturelles et des huiles essentielles. On n'a pas vraiment réussi à prouver qu'elles étaient allergènes, mais elle contiennent des molécules qui pourraient l'être. Alors, du coup, interdisons! Au passage, cela permettra de remplacer ces horreurs issues de la Nature, qui nous empoisonnent depuis des millénaires, par des senteurs parfaites, synthétiques, celles que produit l'industrie chimique des arômes, celle-là même que soutiennent certains programmes européens dans la (dé?)construction de la cuisine de demain*. 

Soyons honnêtes, les vrais parfums avaient déjà pris quelques coup sur la tête depuis vingt ans. C'est un sujet auquel je suis très sensible, très attaché. Fuyant Caron** dont la lavande Pour un Homme ne me convainquait plus, j'ai demandé l'asile olfactif à Annick Goutal. L'eau du Fier, androgyne et marin, m'a envouté. Las ! voyez comme en peu d'espace, Mignonne, elle a dessus la place, Las, las ses beautés laissé choir ! O vraiment marâtre Nature, la divine Annick Goutal, là où elle se trouve a sûrement été navrée de voir les repreneurs coréens de sa parfumerie ont abandonné cette fragrance. "Mais nous conservons la formule" m'a précisé tout miel la vendeuse de la rue de Castiglione. Je me suis rabattu, faute de mieux, sur leur Vétiver; pour l'été, on peut y croire, mais je sens bien que me voici de nouveau apatride, vagabond du parfum, en quête***…

Cette digression personnelle mise à part, il va de soi qu'il faut lutter pied à pied contre le projet de la Communauté européenne et protéger ces gens qui à Grasse et ailleurs nous font naturellement rêver. Il y va de notre patrimoine culturel, mais aussi économique. Il y va aussi de la préservation de certaines formes d'élégance, d'intelligence, et de bon sens. Il y va enfin du refus d'un des pires parfums du Monde: celui de la connerie.

* Lire à ce sujet ce billet sur le rôle que jouent désormais des usines comme Givaudan, le géant des arômes, maqué avec des chefs en vue, comme Jordi Roca.
** Je conserve précieusement en mémoire la sublime boutique Caron de l'avenue Montaigne, dans les années quatre-vingt, avec ces immenses citernes en cristal, ces parfums aux noms surannés qui sentaient la vieille rose, N'aimez que moi…

*** À ce propos, même si je n'y ai pas encore mis les pieds (vraisemblablement en raison de ma vieille détestation de cette ville dont Yves Rouquette disait qu'on allait y mourir et payer ses impôts), il faut aller à Montpellier, écouter les conseils d'une amoureuses des parfums, Anne Péricard, qui m'a presque convaincu d'essayer de nouvelles voies. Sa boutique, qui distribue notamment Annick Goutal mais aussi plein d'autres maisons, s'intitule Qu'importe le flacon.