Big is (sometimes) beautiful.


Je suis snob. Dans le Mondovino (et je me demande si le Mondogastro n'est pas pire), en fait, nous sommes tous snobs. Des petits marquis poudrés. Des buveurs d'étiquettes. "Names! Names! Names!" Et d'autant plus que personne ne goûte à l'aveugle. Les labels, les griffes doivent être placés en évidence, criardes comme la marque qu'on oublié d'ôter sur la manche du costume du péquenot, comme ce joueur de polo surdimensionné sur la poitrine du cacou.
Les critères, bien sûr, sont évolutifs, comme la mode*. Avant, il y a vingt ans, pour pouvoir se faire photographier, ravi (au sens provençal), à côté d'une bouteille, il fallait que son producteur possède un gros château et une grosse voiture, voire un hélicoptère, ce qui ne gâte rien. Aujourd'hui, c'est différent, on boit des mots, on se régale davantage d'un discours, de prises de position, de postures; l'aspect politique des choses, la visibilité du côté "rebelle" est, du point de vue du marketing, un plus considérable. Plus que du pinard, on achète de la bonne conscience. Un peu comme les Américains qui achètent du crédit-carbone.
Mais il y a un critère relativement inamovible chez les buveurs d'étiquettes, c'est la rareté, synonyme d'exclusivité. La rareté, c'est un des mystères de la transformation du vin en "œuvre d'art". La gérer nécessite une grande habileté, surtout quand elle n'est que de façade**. Car, "moins y'en a, meilleur c'est!" Comme à la Bourse… Mieux vaut un vin un peu moins bon mais difficile à trouver, qu'un autre, délicieux, facilement accessible. L'autre avantage, non négligeable, de cette rareté, c'est qu'elle induit un tarif élevé. "Tu comprends, on n'en fait qu'une barrique!" Pour l'exclusivité, c'est bon ça…


Je pensais à cela l'autre jour en poussant la porte, californienne, des Bodegas Torres, à Pacs, à quatre kilomètres de Vilafranca del Penedès, dans la grande banlieue de Barcelone. Un peu par hasard. Je devais retrouver là un Français en vacances qui (la curiosité est tout sauf un vilain défaut) voulait de ses yeux voir comment fonctionnait cette immense maison. Parce qu'effectivement, Torres, ce n'est pas rien: cinquante-quatre millions de bouteilles par an, 2432 hectares de vigne, une des plus grandes wineries espagnoles! On est loin du vin de garage!
Tant qu'à être sur place, j'en profite pour jeter un œil au musée qui retrace l'aventure de cette famille, du pétrole américain aux vignes du Penedès. J'adore le clin d'œil à l'entrée, la vieille 4cv marron glacé (en haut de la page) de Miguel Torres père, avec laquelle il courait les routes pour aller vendre son vin. Parce que c'est ça, d'abord, l'histoire de cette bodega où se mêlent ambition et modestie, un formidable dynamisme commercial, toujours essayer d'avoir un coup d'avance, d'utiliser un dictaphone mécanique quand les autres taillent encore leurs crayons de papier, voyager, conquérir et le faire savoir. Chaque année, plus de cent mille touristes poussent les portes de ce musée (qui fort logiquement se termine dans une boutique). Ah évidemment, ils n'ont souvent rien à voir avec l'aristocratie citée au commencement de ce billet, mais eux aussi consomment du jus de raisin fermenté. Et eux aussi méritent, chers amis démocrates, un minimum de considération.


Pour le monde entier, le symbole de Torres, c'est le Sangre de Toro. C'est même, avec certains riojas, un des symboles du vin espagnol***, synonyme d'été, de plage, de vacances. J'imagine que cela en crispe beaucoup que l'on résume les crus de la péninsule à cette marque; il n'empêche qu'en 4cv, en bateau ou en avion, il fallait quand même se lever de bonne heure pour aller porter ce miura et ce jus du Panadés comme on disait à l'époque aux quatre coins de la planète. Et, du coup, contribuer à la création de cette marca España qui, malgré la crise, arrive à conserver la tête hors de l'eau.
Est-ce que le Sangre de Toro est mon vin espagnol préféré? Non, bien sûr. Mais, il m'arrive d'en boire. Et, à tout prendre, je préfère de loin ce jus direct de grenache et de carignan, populaire, à des centaines de crus prétentieux qu'on produit en Catalogne.


Alors (question suivante), que boire chez Torres? Si vous êtes patient, et que vous aimez le vieux médoc, incontestablement un Mas La Plana de vingt ans d'âge minimum. Au milieu de grands crus bordelais, ce penedés en a berné plus d'un, et pas des moindres, de ceux qui ne font pas que lire des étiquettes. Malheureusement, la vie est injuste, on n'a pas toujours un 81 ou un 70 sous la main…
Moi, le vin qui m'a espanté l'autre jour, alors que je m'étais infiltré dans la dégustation des vacanciers français, c'est un Torres du Nouveau Monde, un Chilien né dans la vallée de Curicó, le Manso de Velasco. Un vin intégralement issu d'un cépage qui à force d'être conspué par les penseurs du vin va devenir un oiseau rare: le cabernet-sauvignon. Un cabernet-sauvignon de vignes centenaires (certifié par un témoin direct), franches de pied. J'ai goûté le 2009, encore très jeune, très riche mais d'un équilibre remarquable, au moins autant que sa profondeur. Beaucoup de fruits noirs et un incroyable fumé qui m'a un peu rappelé le remarquable Château de Chambrun que produisait Jean-Philippe Janoueix dans les années quatre-vingt-dix à Lalande-de-Pomerol, avec en prime un élevage totalement digéré et de beaux tanins, virils mais corrects. Bref, de façon inattendue, j'ai trouvé ce Manso gourmand. Oui, gourmand.


Se délecter d'un vin d'une grande winery, et, en plus, oser l'écrire, je sens poindre la menace d'excommunication. "Il a outrepassé!" vont s'indigner les inquisiteurs de la vertu pinardière. "Blasphème!" Et je ne parle pas des accusations concomitantes de prévarication et/ou de fornication. "Non, Madame, j'vous jure, j'ai pas couché…" Ce canon gourmand risque bien de me valoir la plus lourde des peines canoniques. Mais pour rien je n'abjurerai. Oui, ce Manso de Velasco 2009 était délicieux, oui, j'en reboirais avec plaisir.
Et au delà de ça, il est aussi l'expression de la diversité du monde du vin, le témoignage que de grosses structures (qui au passage font quand même manger pas mal de monde) peuvent produire des bouteilles remarquables, pour peu qu'on accepte de les goûter sans œillères, autrement qu'une midinette qui lit les pages-mode de Voici, portant aux nues un jour ce qu'elle vomit le lendemain.
Par parenthèse, j'ai beaucoup de respect pour les types qui arrivent à produire beaucoup et bon****, surtout quand ils parviennent à me faire changer d'avis. Il n'y a rien de plus beau, non, que de pouvoir changer d'avis? D'avoir la capacité de se laisser convaincre.
Alors, tant pis pour les snobs, pour lesquels seul le small is beautiful. Ils n'ont pas toujours tort, d'ailleurs, j'ai même déjà écrit là-dessus. Acceptons juste l'idée qu''il y a toujours des contre-exemples à tout, que, loin du regard des docteurs de la Foi, il y a plein de façons de procurer du plaisir avec des grains de raisin. Avec une micro-cuvée, bricolée au fond d'une remise par un vigneron du dimanche. Ou avec un gamay de négoce tartriqué comme se plaisait à le faire ce respectable chimiste qu'était Jules Chauvet. Et pourquoi pas avec un cabernet-sauvignon bio de chez Torres, né dans une winery du Chili. En acceptant même l'idée que big is (sometimes) beautiful.




* J'avais écrit il y a quelque temps sur cette glissade vers l'univers et les codes de la fringue, vers le monde de l'émerveillement à tout prix, pas à propos du vin mais de la gastronomie.
** Parce que la rareté, c'est plus aisé à gérer sur les 1,81 hectares de la Romanée Conti ou les 2,7 hectares de Le Pin que sur les 103 hectares de Lafite-Rothschild.
*** Le national-populisme catalan qui, de façon généralement réactionnaire, carliste, tourne systématiquement le dos à l'Espagne ferait bien de méditer les raisons de ce succès planétaire…
**** Il faudra un jour évoquer un des intérêts des grandes cuves quand on cherche à vinifier avec moins de SO2, des avantages de l'inertie.




Commentaires

  1. Putain,un Chablis espagnol, fallait oser ! J'suis sûr que ça se vendait bien...

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  2. Bien écrit et parfaitement équilibré, nous nous rejoignons totalement dans l'approche. De la part d'un français en vacances.

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  3. Vous savez quoi? L'oenologie moderne bien maîtrisée peut faire de la grande qualité qui procure du pur plaisir. Il suffit de goûter, comme tu dis Vincent, sans à priori.

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  4. La quatrième photo est magnifique. C'est au Chili? J'essayerai bien le Manso de Velasco, car jusqu'à présent j'ai rarement gouté des vins du "nouveau monde" sans être déçue, je les trouve tous pareils... surement par malchance je ne suis jamais tombée sur des bonnes bouteilles.

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