Tu te souviens de Barcelone ?
Il est dix-sept heures, las cinco de la tarde*, carrer de Banys nous. Pas un chat ou presque dans cette rue d'ordinaire si animée du Barrio Gótico, à deux pas de la mairie et de la Generalitat. Nous ne sommes ni un dimanche, ni un jour de grève générale obligatoire** comme on en convoque désormais chaque semaine en Catalogne, à la glorieuse manière sud-américaine.
Ce n'est qu'une image, et il serait excessif de peindre désormais Barcelone en ville morte. Pourtant, au delà du choc des photos, le poids des mots est bel et bien là. La ciudad de los prodigios*** a le moral dans les chaussettes.
Des indices objectifs prouvent la dégringolade. Le tourisme d'abord, contre lequel il était de bon ton de batailler il y a quelques mois dans un élan qui mélangeait, aigreur, concupiscence et xénophobie. À la réception des hôtels, les réservations chutent dangereusement, bien plus que ne le voudrait la saison. Les restaurants connaissent des vagues d'annulations qui vont largement au-delà de l'incident statistique. La fréquentation des théâtres est en chute libre tandis qu'on annule festivals, congrès, animations. Et que dire de cette recommandation alarmiste d'American Airlines à ses clients? La compagnie leur déconseille de venir à Barcelone au moins jusqu'au 13 octobre et leur propose même de modifier gratuitement les dates de leur voyage.
Et puis, il y a ces puissants symboles économiques, les banques. En 2015, l'ex président de la Generalitat, Artur Mas, celui qui a mis le doigt dans l'engrenage du national-populisme, ricanait quand on lui parlait du risque de les voir partir en cas d'indépendance de la Catalogne. "Non seulement elles ne vont pas partir, mais elle vont se battre pour venir opérer en Catalogne" martelait-il, rigolard. Cette semaine, pourtant, les emblématiques tours noires de la Caixa ont porté le deuil du sécessionisme. Direction Valencia pour la banque et Palma pour sa célèbre fondation. Un coup de tonnerre! La Banc Sabadell, elle, a fuit vers Alicante. Toutes les banques sont parties, paniquées par un bank-run silencieux qui désormais se règle en un clic depuis son iPhone ou son iPad. Une fois de plus, après les titubements de Farage ou Le Pen, la pensée national-populiste se retrouve face à ses contradictions économiques, face au réel.
Et s'il n'y avait que l'argent voyageur! Gas Natural, poids-lourd de la bourse espagnole a rejoint Madrid, Seat et Nissan réclament une stabilité de plus en plus illusoire, quant à Planeta, le septième groupe éditorial mondial, il a d'ores et déjà indiqué que l'indépendance signifiait la fin de sa présence en Catalogne. Tout comme la riche Société des Eaux de Barcelone dont la Torre Agbar de Jean Nouvel signe le skyline comtemporain de la ville. Le vin, même est touché, chez Freixenet, le géant du mousseux, un conseil d'administration se réunit pour approuver le départ; son concurrent Codorníu assure en faire de même si l'indépendance est promulguée. Les deux entreprises savent bien que leur année est foutue si elles ne se refont pas une virginité espagnole avant Noël et les Reyes. L'Espagne non catalane est leur plus gros marché, et qui va fêter le réveillon avec un maudit produit catalan?
Alors bien sûr, ici et là, sous la pression de l'économie mais pas que, insensiblement, les lignes bougent. Côté nationaliste, même si les ultras voudront un final dans le plus pur style de la secte de Waco ou de l'Ordre du Temple Solaire, on sent poindre l'amorce de quelques reculades. Suffisantes pour que la Catalogne s'épargne une nouvelle farce politique semblable à celle jouée en octobre 1934 par le pauvre président Companys****? Bien malin celui qui pourra répondre. Il y a dans cette affaire suffisamment d'irrationnel, de cojones, d'aveuglement et de loterie pour que toutes les folies soient encore possibles. D'où cette sensation, malgré les manifestations (désormais plus unionistes qu'indépendantistes), que le temps est suspendu.
Malgré ça, comme beaucoup, comme tous ceux en tout cas qui n'ont pas encore bouclé leurs valises, j'essaie de penser à l'après. De combattre cet immense spleen qui s'est abattu sur une ville que nous avons tellement aimée vivante.
Finalement, les national-populistes auront réussit à faire à Barcelone ce que les djihadistes du 17 août ont échouer à accomplir: éteindre la lumière. Instaurer aussi une ambiance de pré ou de post-guerre civile, où les mots sont comptés, où les silences pèsent, où déjà on cherche à savoir dans quel camp sera l'autre. Au cas où.
On en vient presque à regretter "l'heureux temps" où, dans les soirées, quand venait sur le tapis ce satané, ce morbide, ce pénible sujet de l'indépendance, il fallait vraiment boire pas mal de verres avant que ne débute l'embrouille. Aujourd'hui, les amis, les amies d'antan s'insultent avant même d'avoir bu le verre le trop. La haine est là, plus ou moins affirmée, tapie dans l'ombre, qui ronge les âmes et les esprits. Je crains que les beaux drapeaux blancs d'aujourd'hui n'y changent pas grand chose.
Ce n'est qu'une image, et il serait excessif de peindre désormais Barcelone en ville morte. Pourtant, au delà du choc des photos, le poids des mots est bel et bien là. La ciudad de los prodigios*** a le moral dans les chaussettes.
Des indices objectifs prouvent la dégringolade. Le tourisme d'abord, contre lequel il était de bon ton de batailler il y a quelques mois dans un élan qui mélangeait, aigreur, concupiscence et xénophobie. À la réception des hôtels, les réservations chutent dangereusement, bien plus que ne le voudrait la saison. Les restaurants connaissent des vagues d'annulations qui vont largement au-delà de l'incident statistique. La fréquentation des théâtres est en chute libre tandis qu'on annule festivals, congrès, animations. Et que dire de cette recommandation alarmiste d'American Airlines à ses clients? La compagnie leur déconseille de venir à Barcelone au moins jusqu'au 13 octobre et leur propose même de modifier gratuitement les dates de leur voyage.
Et puis, il y a ces puissants symboles économiques, les banques. En 2015, l'ex président de la Generalitat, Artur Mas, celui qui a mis le doigt dans l'engrenage du national-populisme, ricanait quand on lui parlait du risque de les voir partir en cas d'indépendance de la Catalogne. "Non seulement elles ne vont pas partir, mais elle vont se battre pour venir opérer en Catalogne" martelait-il, rigolard. Cette semaine, pourtant, les emblématiques tours noires de la Caixa ont porté le deuil du sécessionisme. Direction Valencia pour la banque et Palma pour sa célèbre fondation. Un coup de tonnerre! La Banc Sabadell, elle, a fuit vers Alicante. Toutes les banques sont parties, paniquées par un bank-run silencieux qui désormais se règle en un clic depuis son iPhone ou son iPad. Une fois de plus, après les titubements de Farage ou Le Pen, la pensée national-populiste se retrouve face à ses contradictions économiques, face au réel.
Et s'il n'y avait que l'argent voyageur! Gas Natural, poids-lourd de la bourse espagnole a rejoint Madrid, Seat et Nissan réclament une stabilité de plus en plus illusoire, quant à Planeta, le septième groupe éditorial mondial, il a d'ores et déjà indiqué que l'indépendance signifiait la fin de sa présence en Catalogne. Tout comme la riche Société des Eaux de Barcelone dont la Torre Agbar de Jean Nouvel signe le skyline comtemporain de la ville. Le vin, même est touché, chez Freixenet, le géant du mousseux, un conseil d'administration se réunit pour approuver le départ; son concurrent Codorníu assure en faire de même si l'indépendance est promulguée. Les deux entreprises savent bien que leur année est foutue si elles ne se refont pas une virginité espagnole avant Noël et les Reyes. L'Espagne non catalane est leur plus gros marché, et qui va fêter le réveillon avec un maudit produit catalan?
Alors bien sûr, ici et là, sous la pression de l'économie mais pas que, insensiblement, les lignes bougent. Côté nationaliste, même si les ultras voudront un final dans le plus pur style de la secte de Waco ou de l'Ordre du Temple Solaire, on sent poindre l'amorce de quelques reculades. Suffisantes pour que la Catalogne s'épargne une nouvelle farce politique semblable à celle jouée en octobre 1934 par le pauvre président Companys****? Bien malin celui qui pourra répondre. Il y a dans cette affaire suffisamment d'irrationnel, de cojones, d'aveuglement et de loterie pour que toutes les folies soient encore possibles. D'où cette sensation, malgré les manifestations (désormais plus unionistes qu'indépendantistes), que le temps est suspendu.
Malgré ça, comme beaucoup, comme tous ceux en tout cas qui n'ont pas encore bouclé leurs valises, j'essaie de penser à l'après. De combattre cet immense spleen qui s'est abattu sur une ville que nous avons tellement aimée vivante.
Finalement, les national-populistes auront réussit à faire à Barcelone ce que les djihadistes du 17 août ont échouer à accomplir: éteindre la lumière. Instaurer aussi une ambiance de pré ou de post-guerre civile, où les mots sont comptés, où les silences pèsent, où déjà on cherche à savoir dans quel camp sera l'autre. Au cas où.
On en vient presque à regretter "l'heureux temps" où, dans les soirées, quand venait sur le tapis ce satané, ce morbide, ce pénible sujet de l'indépendance, il fallait vraiment boire pas mal de verres avant que ne débute l'embrouille. Aujourd'hui, les amis, les amies d'antan s'insultent avant même d'avoir bu le verre le trop. La haine est là, plus ou moins affirmée, tapie dans l'ombre, qui ronge les âmes et les esprits. Je crains que les beaux drapeaux blancs d'aujourd'hui n'y changent pas grand chose.
Vous me direz, et vous aurez raison, que tout peut s'arranger. Que les grandes villes, que les peuples surmontent les épreuves. Mais il faut parfois tant de temps, un peu comme quand le Comte de Barcelone au XVe siècle tenta de se rebeller contre son souverain, Jean II d'Aragon*****, et que l'aventure s'acheva pour la Catalogne dans la ruine et la désolation. Le gâchis comme je l'évoquais dans ma précédente chronique, La révolution des œillères.
L'époque est incertaine, nous ne savons pas où nous serons demain. Je ne sais pas si Madrid a perdu la Catalogne, mais une chose est sûre, Barcelone a perdu un peu de son Espagne. Et, franchement, ce n'est pas très joyeux.
L'époque est incertaine, nous ne savons pas où nous serons demain. Je ne sais pas si Madrid a perdu la Catalogne, mais une chose est sûre, Barcelone a perdu un peu de son Espagne. Et, franchement, ce n'est pas très joyeux.
*Je ne sais pas pourquoi, peut-être à cause de la dernière phrase de cette chronique, je vous propose de relire ce grand poème de Federico García Llorca
La cogida y la muerte Le coup de corne et la mort
A las cinco de la tarde. A cinq heures de l'après-midi
Eran las cinco en punto de la tarde. Il était juste cinq heures de l'après-midi
Un niño trajo la blanca sàbana Un enfant apporta le blanc linceul
a las cinco de la tarde. à cinq heures de l'après-midi.
Una espuerta de cal ya prevenida Le panier de chaux déjà prêt
a las cinco de la tarde. à cinq heures de l'après-midi.
Lo demàs era muerte y solo muerte Et le reste n'était que mort, rien que mort
a las cinco de la tarde. à cinq heures de l'après-midi.
El viento se llevò los algodones Le vent chassa la charpie
a las cinco de la tarde, à cinq heures de l'après-midi,
y el òxido sembrò cristal y niquel et l'oxyde sembla cristal et nickel
a las cinco de la tarde. à cinq heures de l'après-midi.
Ya luchan la paloma y el leopardo Déjà luttent la colombe et le léopard
a las cinco de la tarde. à cinq heures de l'après-midi.
y un muslo con un asta desolada et la cuisse avec la corne désolée
a las cinco de la tarde. à cinq heures de l'après-midi.
Comenzaron los sones de bordòn Le glas commença à sonner
a las cinco de la tarde. à cinq heures de l'après-midi.
Las campanas de arsénico y el humo Les cloches d'arsenic et la fumée
a las cinco de la tarde. à cinq heures de l'après-midi.
en las esquinas grupos de silencio Dans les recoins des groupes de silence
a las cinco de la tarde, à cinq heures de l'après-midi,
y el toro sòlo corazòn arriba ! et le taureau seul, le coeur offert !
a las cinco de la tarde, à cinq heures de l'après-midi,
Quando el sudor de nieve fue llegando Quand vint la sueur de neige
a las cinco de la tarde, à cinq heures de l'après-midi,
cuando la plaza se cubriò de yodo quand l'arène se couvrit d'iode
a las cinco de la tarde, à cinq heures de l'après-midi,
la muerte puso huevos en la herida la mort déposa ses oeufs dans la blessure
a las cinco de la tarde. à cinq heures de l'après-midi.
A las cinco de la tarde. A cinq heures de l'après-midi.
A las cinco en punto de la tarde. Juste à cinq heures de l'après-midi.
Un ataùd con ruedas es la cama Un cercueil à roues pour couche
a las cinco de la tarde. à cinq heures de l'après-midi.
Huesos y flautas suenan en su oìdo Flûtes et ossements sonnent à ses oreilles
a las cinco de la tarde. à cinq heures de l'après-midi.
El toro ya mugia por su frente Déjà le taureau mugissait contre son front
a las cinco de la tarde. à cinq heures de l'après-midi.
El cuarto se irisaba de agonia La chambre s'irisait d'agonie
a las cinco de la tarde. à cinq heures de l'après-midi.
A lo lejos ya viene la gangrena Déjà au loin s'approche la gangrène
a las cinco de la tarde. à cinq heures de l'après-midi.
Trompa de lirio por las verdes ingles Trompe d'iris sur l'aine qui verdit
a las cinco de la tarde. à cinq heures de l'après-midi.
Las heridas quemaban como soles Les plaies brûlaient comme soleils
a las cinco de la tarde, à cinq heures de l'après-midi,
y el gentìo rompia las ventanas et la foule brisait les fenêtres
a las cinco de la tarde. à cinq heures de l'après-midi.
A las cinco de la tarde. A cinq heures de l'après-midi.
Ay qué terribles cinco de la tarde ! Aie quelles terribles cinq heures de l'après-midi !
Eran las cinco en todos los relojes ! Il était cinq heures à toutes les horloges !
Eran las cinco en sombra de la tarde ! Il était cinq heures à l'ombre de l'après-midi !
** Un préavis a encore été déposé par les syndicats nationalistes, du 10 au 16 octobre. La grève, bien sûr, n'est pas obligatoire, mais de véhéments piquets de grève viennent rappeler à leurs devoirs les entrepreneurs ou les commerçants qui auraient oublié de suivre le mouvement, qui ne peut être qu'unanime.
*** Célèbre romain espagnol d'Eduardo Mendoza qui raconte la success-story (comme on dit en patois) d'un Rastignac à Barcelone.
**** Si vous lisez l'espagnol, je vous conseille cet article sur les quelques heures où la Catalogne fut une république presque indépendante.
***** Un épisode historique à lire ici.
Je ne connais pas Barcelone, mais je l'imaginais comme une ville pleine de vie, de fantaisie, de liberté d'expression et de douce vie, dolce vita à l'italienne. Ce que vous venez de décrire casse un peu (beaucoup) cette image et j'ai du mal à comprendre comment on peut en arriver là...J'essaie de comprendre, j'ai échangé quelques propos avec un indépendantiste à ce sujet, mais mon cœur et non ma raison me dit que par les temps qui courent, ce n'est pas vers le repli sur soi qu'il faut tendre, mais bien vers l'ouverture aux autres. Les catalans sont-ils si malheureux? Qu'est ce qui les pousse à vouloir se séparer de l'Espagne au fond? Vous avez beaucoup d'atouts pour être heureux, je suppose qu'il faut être né catalan pour comprendre...C'est triste, les replis identitaires m'effraient, c'est la chienlit de nos démocraties modernes, et tout le monde peut-être contaminé. Peut-on tout faire au nom de la sacro sainte liberté? Je m'interroge, et nous sommes beaucoup à s'interroger car le sort de la catalogne aura forcément un impact sur le précaire équilibre européen que nous sommes malgré tout nombreux à vouloir préserver. Je vous souhaite le moins pire et que la Catalogne reprenne vite des couleurs.
RépondreSupprimerPicambule