Saint-&-Millions Business.


Vino Business, si vous suivez de près les choses (franco-françaises) du vin, vous en avez entendu parler. Depuis un bout de temps, on nous vend ça, et notamment dans le mundillo du picrate alternatif, comme l'évènement médiatique de la rentrée 2014: "Vous allez voir ce que vous allez voir!"
Chez "ceux d'en face", on fait mieux que fourbir ses armes en décochant déjà quelques flèches, dénonçant à l'avance des inexactitudes et des contre-vérités, parfois même à base de citations tronquées.
L'intox, la pub, ça va bien un moment, j'ai donc voulu me faire une idée précise de ce qui se racontait dans le (long) documentaire d'Isabelle Saporta* qui sera diffusé lundi 15 septembre sur France 3. Je l'ai donc visionné en intégralité hier. En avant-première, je vous livre mes notes et mes impressions, j'y ai ajouté l'index des citations, pour plus de transparence.


Le décor est rapidement planté. On comprend que ce n'est pas du vin dans son ensemble dont on va parler ici, même pas du vin français, ni du bordeaux comme c'est annoncé, mais spécifiquement de Saint-&-Millions, le Disneyland pinardier. Durant une heure dix-neuf minutes et vingt-deux secondes, le film aura bien du mal a sortir de cette appellation et de ses célèbres querelles de clochers qui animèrent tant les cafés-croissants du bistrot de la rue Guadet.
C'est à mon sens un peu réducteur, microcosmique, et ce Saint-&-Millions Business (ce titre semble plus adapté) nous ramène à l'époque du vin de grand-papa, avant que l'on ne découvre qu'il y avait des centaines de vignobles en France et dans le Monde…


Alors, compte tenu des états de services de la demoiselle, pourfendeuse du grand capital pinardier local, ce qu'on attend, évidemment, c'est le clash avec Hubert Déboires, le James Bond de Saint-&-Millions (même si en l'occurrence, c'est lui qui joue le rôle du méchant). Et là, franchement, les amateurs de castagne en seront pour leurs frais. Les avocats, eux aussi, seront déçus, il n'y a pas vraiment matière à procès, sauf peut-être plus tard dans le documentaire (47'51") quand les déchus du nouveau (et suspect…) classement des Crus de l'appellation insinuent sans citer de nom qu'ils sont victimes d'un complot foncier international dont double-zéro pourrait être complice.
"Serein sur ses barriques", Cousin Hub' évacue avec le sourire le fait d'avoir été juge et partie dans le classement des crus, déroule, prend la pause, joue les champions du Monde… Rien de bien excitant. Pas de combat, pas de faute, morne plaine (comme à Angélus), on "joue à toucher"*, c'est poli et mollasson.


Comme dans le Mondovino de Jonathan Nossiter (Saint-&-Millions Business en est un peu le remake hexagonal et télévisuel), on insiste bien sûr sur le contraste entre les méchants et les gentils.
Le premier d'entre eux, des gentils, c'est Dominique Techer, bon vigneron du village voisin dont le pomerol, Gombaude-Guillot, est produit en bio. Un discours rustique, clair, au goût du jour, qu'il est agréable d'entendre. Notamment quand à son tour il se moque de "la comédie des primeurs" pour reprendre le terme de Michel Smith au printemps 2010. "Les primeurs, explique Dominique Techer (37'15"), c'est le concours de beauté. Et c'est comme dans tous les concours de beauté, quand on voit la lauréate, on se demande s'il y a une pièce d'origine". Rassérénant, mais maintes fois décrit.


Au chapitre des gentils, on admirera le positionnement marketing sans faille de Stéphane Derenoncourt (excellent mouvement de tête sur le dernier plan, très Actor's Studio). À la taille dans ses pauvres vignes, comme un brave paysan, lui le petit vigneron devenu consultant international campe une sorte de Caliméro humble, de Droopy néo-indignado (un rien influencé au niveau de la gestuelle par James Dean dans Rebel without a cause). Les dialogues sont également excellents. Exemple quand, attentif à la ménagère de moins de cinquante ans, il dénonce la hausse des prix des grands crus (6'12"): "y'a peu d'gens sur la planète qui peuvent se permettre d'inviter toute la famille et de dire, tiens, on va s'prendre une cuite au Lafite, ou au Latour!" Ou quand lui, le consultant international pratique l'autodérision: "on a fait du vin avant de faire des œnologues". Difficile de ne pas lui donner raison, nous sommes déjà des milliers à l'avoir écrit (et même avant qu'il n'y pense). Pour autant, Stéphane Derenoncourt est bon, excellent casting, il n'est pas sans rappeler avec son côté résistant sincère le rôle d'Aimé Guibert de la Vayssière dans Mondovino. Très crédible, bravo!


Mais, comme dans Mondovino, pour bien montrer la différence entre les vrais gentils et les autres gentils, il faut évidemment en contrepoint un indigène bourguignon. Avec accent assorti si possible. Ce cher Hubert de Montille étant déjà pris, Isabelle Saporta est allée boire le coup chez l'Dom Derain (pensez à l'accent…). Le naturiste de Saint-Aubin est parfaitement en place, "un bon client" comme on dit dans les rédactions: discours bien rôdé, axé sur le terroir et le respect du sol, intéressant passage sur "les peurs" (qui effectivement sont un des grands arguments marketing de l'époque, y compris dans ce documentaire). Ajoutez à cela la séquence photogénique de la bouse dans les cornes de vaches et un pigeage aux pieds, le téléspectateur de base va adorer. Rien à dire!
Justement, d'ailleurs, comme l'écrit très Jacques Dupont dans Le Point, "le problème d'Isabelle Saporta, c'est qu'elle parle…" De fait, on aurait pu se passer de commentaires infantiles ou infantilisant, tel celui sur les traitements de la vigne chez Dominique Derain (28'19"). "En Bourgogne, comme dans toute la France viticole (il y a des exceptions NDLR), la météo au printemps 2013 a été catastrophique. Mais même dans ces circonstances, Dominique Derain refuse de pulvériser des pesticides sur ses vignes. Il préfère faire confiance à ses bouses de vache si savamment préparées…" Ou quand elle nous explique qu'à Volnay (26'49"), "les produits chimiques sont proscrits"…
Ben voyons, c'est vrai qu'au printemps 2013, la bouse de vache avait réponse à tout! Surtout en Côte de Beaune! Le cuivre et le soufre, surtout en bio, les fongicides, on n'en avait pas besoin…
Mais, pour forcer le trait, les commentaires d'Isabelle Saporta englobent tous les produits de traitement de la vigne sous le vocable honni de "pesticides", d'où ce genre de phrases caricaturales qui ne font pas vraiment avancer le débat.


L'œnologue girondin Pascal Chatonnet le souligne justement (24'18"), "ce n'est pas en niant un problème qu'on le solutionne, les pesticides en général sont un problème, il faut les aborder franchement avant que ça ne devienne un problème". Et c'est un des intérêts de Saint-&-Millions Business que d'ouvrir à son tour le débat sur l'usage excessif des produits phyto-sanitaires à la vigne. Mais, d'une façon tellement outrancière, tellement dirigée, surtout. Le propos est à peu près aussi objectif, en creux, que quand les revues professionnelles viticoles, sponsorisées par l'industrie pétro-chimique, évoquent le sujet…
Dans les commentaires, une phrase d'Isabelle Saporta (17'09") est assez révélatrice de son état d'esprit et de sa vision du vigneron bordelais, du viticulteur comme elle dit: "quand la météo est peu clémente, les viticulteurs ont une excuse toute trouvée pour utiliser massivement des pesticides". C'est vrai qu'au prix que coûtent les produits, ils ne rêvent que d'une chose, en consommer plus!
À cet égard, la comparaison entre Bordeaux et la Bourgogne est d'une malhonnêteté intellectuelle de compétition, à montrer dans les écoles de journalisme. Les milliardaires d'un coté, tout de béton, d'or et d'inox parés, pollueurs et avides. Les bons sauvages de l'autre, pauvres, modestes, beaux "comme avant", comme dans une étiquette seventies de Patriarche ou de Chaussée aux Moines. Pétainisme de gauche? Ce serait excessif et insultant de l'écrire. Folklore militant, et exploitation d'un fond de commerce? Oui, sûrement.
Pour info (et pour revenir dans le monde réel), rappelons que les surfaces de vignes cultivées en bio en Gironde et en Côte d'Or sont quantitativement comparables, légèrement à l'avantage des Bourguignons en pourcentage, très en faveur des Bordelais en valeur absolue.


Pourtant, Dieu sait s'il faut le poser, ce débat des "pesticides". Sur la façon de les faire évoluer, eux et leur usage. Pour ce qu'il en reste dans le verre (même si on le sait, le premier "poison" du vin, et de loin, létal, c'est l'alcool) mais aussi et surtout pour protéger les agriculteurs eux-même ainsi que les riverains de leurs exploitations. C'est un débat grave, bien au delà de la Gironde, et encore plus dans certaines régions frontalières de pays plus laxistes avec la chimie lourde.
La douleur de Marie Lys Bibeyran (20'17"), dont le frère, tractoriste, est mort à 47 ans d'un cancer foudroyant des voies biliaires intra-hépathiques fait évidemment partie des pièces à verser au dossier. Et se passe de commentaires.


Plus drolatique, mais assez remarquable de diabolisation puérile, ce moment, juste après un passage en Bourgogne "où l'on fait confiance à la Nature en toutes circonstances" (30'24"), quand Saint-&-Millions Business, pour suggérer le vice des vignerons bordelais, montre une séance d'assemblage. Nous sommes dans un labo (beurk! c'est propre!), sur la paillasse, Valandraud de Jean-Luc Thunevin (un de ceux qui s'en sortent le mieux dans le film). Là encore, c'est la voix-off qui vaut son pesant de cacahuètes (30'44"). "À Bordeaux, les enjeux économiques sont tels qu'il n'est pas possible de laisser [la Nature] décider seule. Pendant que la vigne pousse, les propriétaires s'affairent à créer de toutes pièces le vin issu des vendanges de l'année précédente. Jean-Luc Thunevin a accepté de me montrer comment sont fabriqués les grands crus. Il m'a révélé (sic!) qu'ici, chaque bouteille de vin est composée du mélange de différents types de raisins, ce qu'on appelle les cépages". Sacré scoop!
"Formule magique", "alchimiste", le commentaire force encore un peu le trait afin de prouver que tout cela n'est pas naturel.


Comme le veut l'usage mondovinien, on nous remet évidemment une gorgée de Parker (sans son chien) et une lampée de Michel Rolland. Ça ne mange pas de pain. Uncle Bob, échaudé, se tait et Michel Rolland, lui, fait une courte apparition. Gasconnant, sympathique, il s'en sort bien mieux que dans le film de Jonathan Nossiter, dont le montage il est vrai ne lui avait pas été formidablement favorable (euphémisme). Sauf sur un éclat de rire bien placé à 42'42"…



Michel Rolland permet en revanche d'introduire un des mot-clés (avec "pesticides") de Saint-&-Millions Business: "consultants". Je n'ai pas relevé le nombre d'occurrences de ce terme, mais ça en fait. Tout au long du documentaires, "les consultants", ces mages noirs inquiètent. J'ai juste envie de rappeler que des "consultants", il y en a de toutes sortes, et beaucoup grâce auxquels on fait un peu moins de bêtises au chai et dans les vignes. L'intervention de certains, tels les Bourguignon, Pacalet, Néauport ou Chauvet a d'ailleurs permis de rendre les vins plus "naturels"…


Tant qu'à reprendre la trame de Mondovino, Isabelle Saporta nous ressort l'ineffable Sucker, pardon Suckling, James Suckling. Il est égal à lui même, un peu moins bon peut-être que chez Nossiter, mais un champion reste un champion…
En revanche, le passage sur les critiques est l'occasion de nous révéler un autre gros scoop (32'30"). "Ce qui se murmure dans ce petit milieu, c'est que certains de ces consultants feraient désormais des échantillons conçus sur mesure pour plaire aux journalistes". Ah, ça, comme secret de Polichinelle! Je me souviens, à l'aube des années 90, de Jean-Pierre Nony au Château Grand Mayne qui, en bon Corrézien, avait dans son chai une barrique marqué RP et l'autre MB. Il m'en avait même offert une ou deux bouteilles, pour comparer les palais des uns et des autres…


Sinon, quoi d'autre dans ce remake? Pas grand chose, on a du mal à sortir du village: des images de pince-fesses, avec tous ces mondainvineux qui ont désormais envahi tous l'univers pinardier, quelques images de ces Chinois qui sont à nos portes, madame Michu, la Fête de la Fleur, des femmes à hauts talons, la Jurade de Saint-&-Millions, le miracle des cloches d'Angélus et ses membres enrubannés comme des volailles de concours, peu de chiffres (on survole toutefois le problème du foncier agricole). Bref, rien qu'on n'ait déjà vu ailleurs.


Ah si! On parle des vendanges qui, à Bordeaux, "sont érigées en science exacte, explique la voix-off. Selon les consultants, l'avenir d'un grand cru se jouerait à quelques jours." Ben oui, pas qu'à Saint-&-Millions d'ailleurs, pas qu'à Bordeaux, et pas que dans des grands crus: la date des vendanges, un peu partout dans le Monde où l'on s'intéresse à la qualité du vin que l'on va produire, c'est un des choix majeurs de l'année du vigneron.
Et au passage, Saint-&-Millions Business nous montre le laboratoire Rolland où l'on croit (1h6'42") "dur comme fer dans le génie de la Science. Dans leurs locaux aux allures de laboratoires médicaux, une kyrielle de machines capables selon eux de corriger toutes les erreurs de la Nature". Si ce n'est que ce sont uniquement des instruments de mesure…


Bref, apprend-on quelque chose durant ces une heure vingt de télé? Non. Mais vous me direz que c'est normal, c'est de la télé. Pas faux, si on apprenait quelque chose qui ne soit ni simpliste ni caricatural devant la boîte à cons, ça se saurait.
Est-ce qu'on n'y dit que des bêtises? Non. Certains propos, comme la mise en doute de la méthodologie du nouveau classement de Saint-&-Millions, sur la nécessité de lutter contre l'excès de produits phytosanitaires sont plus que fondés.
Y pratique-t-on l'amalgame? Oui. En mettant dans le même sac tous les vignerons bordelais. Et surtout au travers de la fallacieuse "comparaison" avec la Bourgogne.
Quoi de neuf depuis Mondovino? Pas grand chose. D'autant que dans ce remake manichéen contrairement à l'original, on ne rentre pas dans le produit, Loi Évin oblige.
Ce que je voudrais noter, en conclusion, au pays des Shadoks comme aiment le dire nos voisins, c'est qu'il est quand même assez formidable de constater que l'une des très très rares fois où l'on va parler à la télévison (publique qui plus est) de notre trésor national, le vin, ce sera pour en dire du mal. Maso? Vous avez dit maso?



* Isabelle Saporta qui s'était faite connaître il y a un an lorsqu'elle avait annoncé que les vins français du millésime 2013 auraient "le goût de grêle".
** Terme rugbystique qui signifie qu'on ne plaque pas, qu'il n'y a pas de contact réel.


Commentaires

  1. Ben voilà : comme ça, j'ai plus envie de le voir ! Plutôt envie de boire un bon verre de bon vin à la santé de tous les bons vignerons du monde entier. Merci, Vincent de ce regard pointilleux et incisif ô combien nécessaire dans ce monde de bisounours ;-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Les plus habiles lecteurs verront le côté objectif de cet article. Vincent ne prend pas partie.
      Les plus habiles lecteurs verront le côté subjectif de cet article. Vincent "casse" le travail d'une journaliste qui prend (si, si, c'est ressenti) partie.
      Moi, j'suis pas habile. J'aime la fin :"notre trésor national, le vin". Voilà.

      Supprimer
    2. Tu es pénible, Vincent ! Après un si bon papier, on se dit : bon, je rengaine et je passe à autre chose. Bravo. Merci.

      Supprimer
    3. Merci pour cette vision juste. Effectivement on est fort en France de s'autoflageller. Mais là encore les journalistes savent qu'il faut mieux dire du mal que de montrer ceux qui travaillent avec raison et passion...c'est plus vendeur...faut vendre du papier, de l'image, de la pub...terrible et triste société...
      Je ne suis heureusement pas découragé, je suis sommelier, je continue de faire mon propre jugement, de déguster dans le vignoble, de comparer, d'éviter les influences, de garder son âme.

      Supprimer
    4. J'ai lu ton article après avoir vu le documentaire. Certes, j'ai profité d'un "plus" avec le plateau qui a suivi. Faux débat puisque Isabelle Saporta s'est montrée colérique et incapable de dialoguer. J'ai admiré la placidité de Jacques Dupont face à ses attaques! Malheureusement à une heure de grande écoute, ça va faire des dégâts, le message est simple : On "fabrique" le vin avec un "mélange" de raisins couvert de pétro-chimie... Derrière ça il va falloir ramer pour faire aimer le Vin.

      Supprimer
  2. Pas fan des blancs de Derain ou de Schueller, exprimant principalement la pomme ...

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Articles les plus consultés