Le vin est une fête !


Vous connaissez ma thèse: il n'y a pas de grands vins, juste de grandes bouteilles. Sous-entendu, de grands moments, de grandes rencontres. Le vin n'a jamais été, n'est pas, et ne sera jamais parfait. Au sens où, au-delà de ses propres variations (vers le haut et vers le bas), celui qui le lit est intrinsèquement imparfait puisqu'humain*. Même s'il existe de fins nez et d'authentiques bec-de-zincs, de vrais érudits et ce qu'il faut d'incultes-et-et-fiers-de-l'être, vous savez aussi que je ne crois pas à la fable du dégustateur parfait, qui plus est objectif.
Certes, nous avons tous nos points de rupture, ces caractéristiques techniques, analysées ou intuitives, qui nous rendent rédhibitoire l'abord de tel ou tel cru. À chacun ses répulsions, ses allergies, avec lesquelles il ne peut composer: Antonin les tanins, Dany l'oxydatif, Périco le vinaigre (je le préfère également en salade), Robert le végétal, Olivier le sirupeux, Hervé la verdeur, moi la pipe à Pinocchio… Pour ceux qui ne boivent pas à l'aveugle, d'autres facteurs, exogènes, peuvent intervenir: le prix, la mode, la politique…


En revanche, au delà des bêtises et des exceptions, je crois qu'il existe un facteur majeur qui peut altérer ou améliorer la boisson du vin: l'ambiance. Vous remarquerez au passage que je parle de boisson pas de dégustation, il ne s'agit pas là de disséquer mais de jouir**. Par parenthèse, comme il existe de piètres dégustateurs, il existe de mauvais buveurs, généralement psycho-rigides, ne sachant pas lâcher la rampe de leurs doctrines et de leurs habitudes; on les trouve dans toutes les chapelles.
Revenons-en à l'ambiance, celle qui plus que tout autre chose peut profondément changer le goût du vin, ou plus exactement sa perception. J'y pensais mardi soir alors que Barcelone s'embrasait joyeusement, entre concerts et botellóns, pour fêter sa bonne-mère, la Mercè. Côté mer, de Poble Nou au Born, des rues envahies, bouchées par des millions de personnes, des jeunes principalement, une foule compacte à l'image de ces rames et ces stations de métro bondées toute la nuit, chargées jusqu'à la gueule de cris, de chants et de rires. À nos fenêtres, la ville n'était qu'une clameur, la ville n'était qu'une fête.


Par la terrasse, la Méditerranée, calmée après l'équinoxe, nous faisait signe. L'Italie n'était qu'à quelques brasses, le temps d'ouvrir un sangiovese, fin, délicat, infiniment plus distingué que les super-Toscans grossiers des buveurs de Caca-Cola.
À table, les cultures se mélangeaient. Le jambon, la morue, le tartare, les piments, les verres s'entrechoquaient. Quel voyage! Du Port Vell, nous avons vogué jusqu'à Beyrouth, avant de traverser la Mer Noire et de nous envoler au dessus du Lac Sevan. Un des convives, Libanais de Doha, nous a même enseigné notre premier mot d'Arménien (un gros mot…), alors que nous buvions, émerveillés, du vin du Mont Ararat.
Karasì, un rouge assez sombre, un peu poivré, épicé, fin et charnu, long, évoquant tout à la fois le braucol, la syrah, le cabernet-franc. Il est né aux confins de l'Arménie, de l'Azerbaïdjan et de la Turquie, dans le village de Rind, à 1400 mètres d'altitude. Il est né, en partie dans des amphores, au berceau de la viticulture, à deux ou trois kilomètres d'Areni, un autre village (éponyme de son cépage), là où l'on a découvert en 2007 le plus ancien chai de la planète, vieux de 6100 ans***. Goûter, boire ce vin arménien, se gorger de sa puissante leçon d'humanité. Comment imaginer qu'à quelques centaines de kilomètres de là, dans des régions, entre Tigre et Euphrate, qui furent parmi les premières à domestiquer la vigne, ouvrant les porte de la civilisation, des barbares, des animaux, sont en train de fouler aux pieds les fondements même de cette civilisation?


Heureusement, la charia n'est pas encore de mise dans tous les ports de la Méditerranée. À Barcelone moins qu'ailleurs. Le cosmopolitisme, le mélange, la liberté conservent leurs droits. Après manger, nous frayant un passage dans la foule, nous avons donc marché et ri. Et alors que le Beyrouthin nous parlait d'Iran, nous avons lampé au nouveau Monvínic une côte-rôtie de Jamet, un 2007 (un peu en deçà de son niveau habituel); lui pensait à Chiraz, ce qui par les voies tortueuses de l'ampélographie, plus tortueuses encore que celles du Caucase, ne nous amène pas forcément à shiraz, ni même à la syrah****.
"– Plaça de l'Àngel, por favor!" Le Caucase, l'Arménie, c'est un chauffeur de taxi espagnol et rigolard qui nous y a ramené. Carrer dels Vigatans, 8, à L'Ànima del Vi, chez Nuría et Benoit Valée, au rendez-vous barcelonais des boit-sans-soifs. Au bar, en compagnie du Basque à vélo et du n°9 patagon (des habitués), un Arménien, un vrai! Un Arménien des Côtes-du-Rhône, de Bourg-les-Valence, marchand de vin de son métier. Après ce que vous avez lu plus haut, vous me direz que c'est naturel…


Bon, plutôt que de vous raconter jusqu'à plus soif nos tribulations de la Mercè (et avant que les ligues hygiènistes ne nous tombent sur le râble), je voudrais en revenir par l'exemple au propos de ce billet. Tenez, prenez Karasì, ce vin du Mont Ararat, ce vin "biblique": intrinsèquement, il y avait du jus, de la lumière, du fond, il s'en dégageait une singularité propre à s'en souvenir. Mais, le boire, dans ce contexte, dans cette fête méditerranéenne, ce tumulte, jusqu'à cette rencontre inattendue avec l'Arménien parfumé à la syrah du Rhône, le rendra carrément inoubliable.
Le contexte, l'ambiance, sont bien évidemment indissociables de la perception que l'on a d'un cru (ou d'un plat). Je connais des endroits où l'on se fait tellement chier, plus exactement, des endroits tellement chiants, mortifères, qu'il rendent le vin mauvais. Sortons des restaurants ou des bistrots, regardez les pompeuses masterclasses, ambiance maison de retraite, avec lesquelles on aime bien se donner de grands  airs dans la pseudo-noblesse pinardière. Grosso modo, elles se divisent en deux catégories: le magistral exposé publicitaire ou la récitation de données non-vérifiées (parfois d'âneries) apprises par-cœur. Plus efficace encore pour s'endormir que de compter les moutons ou de se doper au Zolpidem*****.
À mon humble avis, un avis personnel (mais à quoi sert un blog, couillon, sinon à donner des avis personnels?), quand le vin se regarde trop pédaler, il emmerde, fait fuir, dissuade. Et tombe dans les travers, dans cette "lamentable communication" que dénonçait Sir John Hegarty il y a peu.


À cet égard, il est grand temps qu'un certain microcosme pinardier valétudinaire, cacochyme, qui croit édicter les lois du Mondovino******, comprenne une des vertus principales du vin "nature", peut-être sa vertu majeure: ça fait parler, ça fait boire. Et pas que dans les clubs du troisième-âge! Ce phénomène ou cette mode, chacun sa lecture, a surtout permis, suscité l'apparition de lieux différents (comme cette Ànima del Vi barcelonaise). Et pas que des lieux pour geeks où l'on se mire la barbe, le brushing, les fringues et les tatouages tout en prenant un air inspiré (c-a-d en faisant la gueule…), de vrais lieux, vivants, délurés, qui attirent de nouvelles clientèles et convertissent au vin. Si l'on raisonne d'un point de vue purement commercial, Tariquet / vin "nature", même combat! Des lieux d'ambiance, des lieux de fête où même moi, sur un malentendu, je vais retenter de boire un pinot noir tordu******* de Schueller, pourtant un truc réservé aux hauts grades naturistes!


Pour le commun des buveurs, c'est une certitude, le vin a le goût de l'ambiance dans laquelle il est consommé: lieu et compagnie tristes, vin triste; lieu et compagnie gais, vin gai. Sans tomber dans les cotillons et les langues de belle-mère, je me dis que ce serait pas mal de rappeler cette notion de base à pas mal de croquemorts (cavistes, sommeliers, journalistes, éducateurs, œnologues, vignerons…) qui officient, qui sévissent dans le milieu de la bouteille. De rappeler à tous ces empêcheurs de boire-en-rond que, pour paraphraser le vieil Ernest (comme je l'avais fait pour baptiser cette adorable cuvée d'Élian Da Ros), le vin est une fête!




* Lire, si ça vous chante, ici et .
** Les deux actes sont fondamentaux, mais il y a un temps pour tout, les confondre est idiot. Exemple, le benêt, chaussures noires-soquettes blanches, qui vous lance un "bonne dégustation" retentissant alors que vous êtes au restaurant, à table, ou que vous sortez bouteilles en main de sa boutique…
*** Il vous faut absolument, fin octobre lire le magazine Vinifera de Jacques Perrin et du Cave SA grâce auquel nous avons pu goûter ces deux vins et quelques autres, il y sera question de ce vignoble arménien, de ce vignoble des origines. J'ai eu la chance d'y jeter un œil, c'est passionnant.
**** On le sait depuis 1998, malgré toutes les légendes ampélographico-commerciales, la syrah est la fille du croisement de la mondeuse blanche B par le dureza N, un vieux cépage de l'Ardèche, aujourd'hui seulement présent en collection. Les tests ADN sont formels. Le croisement aurait eu lieu dans la partie septentrionale des Côtes du Rhône, probablement l'Isère où les deux parents étaient présents.


***** La Faculté m'apprend qu'il s'agit du somnifère le plus vendu en France, ce qui n'est pas rien puisque nous sommes la nation championne du Monde de la défonce sur ordonnance.
****** À propos, j'ai eu l'occasion il y a quelques jours de regarder à nouveau le film de Jonathan Nossiter. Et de le comparer plus précisément à Vinobusiness, ou Saint-&-Millions Business, sa copie franchouillarde et moraliste, charge populiste contre le vin que j'évoquais ici, ici, ici et . Mondovino comporte ses erreurs et ses contradictions mais est marqué du sceau du talent, d'une indéniable modernité et porte un message d'espoir. À la fin de Mondovino, à la dernière image, ému, j'ai immédiatement eu envie de déboucher une bouteille, à la fin de Saint-&-Millions Business (qui m'a semblé plus long),  j'avais envie de me pendre.
******* Il doit sûrement en exister des bouteilles pas tordues, mais je n'ai jamais été présenté…


Commentaires

  1. // Sans tomber dans les cotillons et les langues de belle-mère, je me dis que ce serait pas mal de rappeler cette notion de base à pas mal de croquemorts (cavistes, sommeliers, journalistes, éducateurs, œnologues, vignerons…) qui officient, qui sévissent dans le milieu de la bouteille. De rappeler à tous ces empêcheurs de boire-en-rond que, pour paraphraser le vieil Ernest (comme je l'avais fait pour baptiser cette adorable cuvée d'Élian Da Ros), le vin est une fête! //

    Salutaire !
    Trop d'élitisme et de prout-prout dans le vin. Attention la France a autre chose a proposer, ne l'oublions pas, ne nous faisons pas (trop) de mal. Un peu plus de simplicité, d'optimisme et d'envie. De l'innocence ? Ca serait encore plus beau ...
    Tom B.

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    1. Il y a pire que le prout-prout, il y a l'accablant esprit de sérieux et la révérence qui sévissent dans la presse et certains blogs. Dernier exemple en date, dans "Le blog du grand jury ma bulle", excellent par ailleurs. François Mauss, qui s'affirme au fil du temps comme le thuriféraire autorisé de Michel Bettane, qualifie ce dernier et Didier Bureau, de "maîtres" (???). Au delà du fait qu'on a les maîtres qu'on peut (mérite ?), on patauge-là dans l'emphase et le grotesque.
      Alain Leygnier.

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  2. Objection votre Honneur. Chez les neuneulogues il n'y a pas que des croque-morts, il y a aussi des bois-vivants. Nomého ! ;o) Un diplôme n'est pas une condamnation à vivre tristement. Tout dépend de ce que le titulaire en fait. Jdcjdr.

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    1. J'espère bien que non! Il y a des contre-exemples! Et j'en connais!

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    2. Oui, c'est le vin qui fait l'ambiance...

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