L'Espagne est encore trop riche!


Regardez ces poissons: pas ces espèces nobles, qu'on vous sert (généralement d'élevage et congelés) au restaurant, turbot, loup, daurade… Non, juste de pauvres maquereaux, de pauvres sardines. Juste des poissons bleus, ceux qui sentent le peuple et les fins de mois difficiles, les docks et la Barceloneta. Moi, je ne les déteste pas, à la grille (pour les sardines) ou la plantxa (pour les maquereaux). Ou encore en escabèche, avec des pommes de terre comme le génial gâteau patate-sardine inventé il y a longtemps par Xira à la Tupiña et dont je vous livre la recette plus bas. Sans oublier les anchois, crus, à peine marinés, légèrement salés, avec de la bonne huile d'olive (de Baena ou du Priorat), un peu de vinaigre de jerez, de l'ail de Cañete (mon habituel Rose de Lautrec ira tout aussi bien), la pointe de piment.


Mais j'en reviens aux pauvres poissons qui ornent cette page, éviscérés, décapités. La Terreur est passée par là, la peur de la Nature, du vivant. L'américanisation galopante. Cachez ces êtres vivants que je ne saurais voir, éloignez le contenu de mon assiette le plus possible de la réalité, de la mer ou du pré! Pour reprendre l'expression de mon pote le vigneron Michel Escande au sortir d'El Bulli, "bienvenue au monde des mange-pilules!" Dans ce monde-là, un poisson est carré, ou sphérique, il n'a plus de tête, plus d'arêtes, plus de peau, même!
Malheureusement, cette façon de faire devient la règle en Espagne, en tout cas dans des villes comme Barcelone où à table il est devenu de bon ton de faire sa chochotte. Qui mangerait encore de nos jours les recettes de Pepe Carvalho, ses poissons entiers, ses tripes, et tout ce qui met de la vie dans la cuisine! Les maquereaux et les sardines que vous voyez ci-dessus proviennent d'un bon petit poissonnier de quartier (l'unique richesse gastronomique de la région!), il a juste suffit de quelques instants d'inattention, d'aller faire une course au stand d'à côté pour que le coupe et que l'on jette avec une ardeur joyeuse.

Jeter, jeter, jeter… Parce qu'on a presque l'impression qu'ici, jeter la nourriture, avoir une poubelle bien pleine, c'est un signe extérieur de richesse. Les commerçants, si vous n'y prenez pas garde, ont le couteau facile: on jette les têtes de poisson*, on jette l'os de la côte de bœuf (ou de vieux veau), on jette la peau du poulet, on jette les deux tiers des feuilles du chou ou des poireaux… Dans la région la plus endettée d'un pays rongé par la misère, porté à bout de bras par l'Europe, ça me choque de voir ça, ça me fout hors de moi! Je repense à la colère mon grand-père quand il voyait les poubelles se remplir de reliefs trop gras, se souvenant de son passage famélique à l'Oflag VI-A, et je la comprends mieux. En Espagne, pour y revenir, malgré la Crise, chaque habitant (pas moi, je vous promets!) jette soixante-trois kilos et demi de nourriture par an**. Alors que des gens, dans la rue, crèvent de faim, c'est à pleurer.
Sur ce vaste sujet, on pourrait disserter des heures, calculer le gâchis écologique que ça implique, évoquer même la morale, ou l'absence de morale. Je me contenterai modestement de ne parler que de gastronomie et de ce qui sous-tend ses nouvelles et déplorables habitudes de consommation. Car, comme Curnonsky, j'aime "quand les choses ont le goût de ce qu'elle sont", mais aussi quand elles ressemblent à ce qu'elles sont! A l'opposé de la déconstruction, des mousses, des poudres, des pommades, des gelées, des agglomérés, de toute cette malbouffe de maison de retraite qui à terme oscille souvent entre Soleil vert et le corned-beef. Comment voulez-vous, quand on vous habitue, y compris dans des restaurants "de luxe" (regardez le dernier exemple en date), à manger des trucs qui ne ressemblent à rien, qu'ensuite on ne vous fourgue pas du cheval à la place du bœuf? "Bienvenue au monde des mange-pilules!" Et de la pâtée pour animaux.


En attendant, plutôt que de m'interroger, cyniquement, sur le fait de savoir si l'Espagne n'est pas encore "trop riche" pour tolérer ce genre de comportements, je vous offre donc cette recette de La Tupiña, extraite du livre que nous avons écrit à Bordeaux, Jean-Pierre Xiradakis et moi-même, et qui permettra donc d'utiliser les sardines sans tête. C'est une vieille recette du restaurant de la rue de la-Porte-de-la-Monnaie, intitulée le gâteau de sardines aux pommes de terre. En cuisine!

Le marché pour 4 personnes
4 grosses pommes de terre
12 sardines
beurre
ciboulette
1 citron


La batterie de cuisine
une poêle et une plaque à four


Le truc du cuisinier
si par malheur vous n’aviez pas de sardines fraîches (sans têtes…), essayez cette recette avec de bonnes sardines en boîte, mais sans beurre citronné.


Faire bouillir les pommes de terre avec la peau, les réserver.
Laver les filets des sardines en lavant la peau et en enlevant les arêtes.
Peler et couper les pommes de terre dans le sens de la longueur en tranches de 1 cm d’épaisseur. Les faire dorer dans de l’huile.
Passer les filets 2 minutes à four chaud pour les cuire légèrement.
Poser sur l’assiette une tranche de pomme de terre, puis 2 filets de sardine, puis une autre tranche de pomme de terre et ainsi de suite.
Faire fondre doucement le beurre dans une casserole et incorporer le jus de citron.
Verser un peu de ce jus sur les « gâteaux », puis parsemer de ciboulette émincée.
Servir chaud.

Sur ce plat qui affine considérablement le goût de la sardine, un rosé couillu (ce qui peut s'apparenter à un rouge clair), comme un tavel (avec L'Anglorre, vous serez au top du chic, dress-code à fond). Il y a aussi, toujours en Languedoc-Roussillon, le rosé d'Olivier Julien, celui, issu de mourvèdre et de cinsault, du grand Alain Chabanon (dont il faudra vraiment que je vous parle, de son vin et de lui). Mais il est m'est venu aux oreilles qu'existait en Roussillon un autre rosé avec poils, celui de Frédérique et Étienne Montes, au Domaine La Casenove, grenache/maccabeu (eux aussi, il faut que je m'arrête chez eux). 
Allez, bon appétit, et mangez tout, ne jetez pas!



* Savez-vous que dans la vieille culture gastronomique chinoise, la tête du poisson est un morceau de roi, qu'on cuisine comme un trésor. Essayez un jour une tête de rascasse. certains vrais chefs en cuisinent parfois sur la côte catalane, comme Roger, à La Menta, ou Carlos Orta, à Villa Más.
** Ce n'est pas le record d'Europe, la France et l'Allemagne font encore mieux. Mais dans un pays quasi-ruiné, conglomérat de régions archaïques saignées par des mafias politiciennes patoisantes et corrompues, c'est un comble!

Commentaires

  1. Il ne reste plus qu'à ouvrir un Rias Baixas ou un Txacoli ... (qui marchent bien aussi sur les Kokotxa d'Ibai, à Donostia, ou sur les tripes de morue à la Vila Mas).

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    1. Moi, Laurent, sur le poisson bleu, il me faut plus de couleur? Sur les sardines grillées, d'ailleurs, je file carrément au rouge, à la languedocienne.

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  2. sans beurre citronné, donc
    http://www.youtube.com/watch?v=udmMNr_1_64

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    1. J'aime beaucoup les NY Dolls, cher Anonymous, mais quel est le rapport?

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    2. A peu de choses près une année lumière

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    3. Moi, je l'aurais plus vu après le papiers sur les travelos de Barcelone.

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  3. Vincent,

    Voir Candide en parasite récurrent sur le blog du GJE (Primeurs 2012 (8)).

    Je sors d'une seconde verticale de Fonsalette et Fonsalette syrah : magnifique en alternative au Languedoc.


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  4. J avais une collègue qui jetait la carcasse du poulet rôti ainsi que les ailes, n étaient mangés que les cuisses et les blancs. J étais vraiment choquée, j ai dû me retenir pour ne pas récupérer cette viande dans la poubelle. Je lui ai qd mm fait la réflexion sur le gâchis mais elle me répond :"C'est normal que ca te choque, tu es immigrée, tu as l habitude de ne rien jeter !" Doublement choquée.......

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