Jacques Berthomeau, je t'invite à Sabadell.



Mon camarade le Contrôleur Général des Offices Jacques Berthomeau, un de mes confesseurs, rare penseur dans ce Mondovino où l'on "fait la conversation", m'a envoyé par voie numérique cette lettre ouverte, ce texte que vous devez impérativement lire avant de passer à la réponse ci-dessous. Sinon, vous ne comprendrez rien à la suite.
Jacques, cher Jacques,
je ne sais comment répondre à cette “admonestation”.
Si. La première façon est de te dire que je n'aime pas ce mot, “admonestation”. Il sent l'odeur mauvaise de l'officier ministériel, de l'huissier, escorté de policiers qui, baissant les yeux, pensaient que leur métier, ce n'était pas ça. Et là, précisément, en Espagne, “l'admonestation” pue cette porte qu'on martèle à six heures précises (six heures du matin comme on disait avant), quand les enfants dorment. Parce que c'est l'heure, justement, l'heure légale, de mettre un terme à un foyer, à une vie de famille, à la vie aussi parfois quand l'unique issue au desahucio, à l'expulsion, semble être de sauter dans le vide. Allez, on ne va pas se faire du Zola. Pourtant…
La misère en Espagne, si je puis me permettre l'euphémisme, j'en ai une petite idée (trop souvent exprimée, me dit-on parfois). Car cette misère, ardemment soutenue par une corruption endémique et une décentralisation maffieuse, camouflée derrière son patois bienveillant, se fout des convenances, s'immisce, se voit, interpelle. Et s'invite allégrement au cœur de villes de province comme Barcelone, très sud-américaines finalement, dans leur structure sociale, bien plus que dans notre belle capitale. Car tu me parles des BoBos, de ces "antres" de BoBos que j'ai fréquentés à Paris (un ou deux, tout au plus en une semaine), je constate que l'anagramme de Natures a laissé des traces. Comprends bien que pour moi, c'était exotique; ici, outre-Pyrénées, les bourgeois sont rarement bohèmes, les choses sont à leur place. Pour te dire, ils découvrent à peine le mobilier de Claude Pompidou (en réédition, parce sinon ça fait vieux, pas assez neuf) et croient comme Séguéla que si à cinquante ans on n'a pas de Rolex…. Mais je ne vais pas implorer ton pardon, quémander l'absolution, oui, Jacques, j'ai péché, j'ai voulu voir de quel bois se chauffait l'air du temps, et comme souvent (mais pas tout le temps), il préférait le fioul ou le gaz de ville au sarment de carignan. En revanche, n'oublie pas que mon premier repas parisien fut dans un bouillon vietnamien, et que je garde en réserve de la République (et de la Nation) quelques histoire des parigots-têtes-de-veaux (merci Blandine Vié, cousine ariégeoise) et de bistrots de gare, de tout un tas d'endroits où l'on "ne se regarde pas pédaler", comme disait admirablement K., un jospiniste-cassoulet que j'adore, le n°2 de Lionel sans lequel on se serait vraiment emmerdé à Cintegabelle.


Or donc, il y a cette histoire de Terrassa, de ce restaurant communal où l'on peut payer son repas soit en argent, six-euros-cinquante, soit en unités de travail. Je l'ai vue passer en son temps cette histoire, en fait, juste avant de prendre le volant pour venir "écumer les antres à BoBos" (mais, franchement, sans "le but non dissimulé de les hacher menue avec dextérité, férocité et, bien sûr, une part de vérité"). Et comme toi, Maître Jacques, j'aime cette idée proudhonienne de l'échange du temps contre un bien. Il me semble bien, en toute illégalité, l'avoir déjà mise en œuvre il y a très longtemps, mais dans l'intimité des campagnes.
Pour autant, je vais profiter de l'occasion, et de ton aide, pour remettre un coup de projecteur sur une initiative qui me tient à cœur, dont j'ai parlé l'été dernier et qui, à mes yeux, symbolise peut-être davantage encore cette lutte de l'Espagne contre la déchéance. Cette initiative, elle, ne doit rien à l'association catholique Caritas (je n'ai rien contre les catholiques, je suis baptisé luthérien mais mon père est jésuite) et aux deniers publics (La Trobada, le restaurant de Terrassa a été subventionné à hauteur de trente mille euros par la ville). C'est une initiative privée, "la propriété, c'est le vol", nous sommes d'accord. Nous voila encore dans ces banlieues barcelonaises où, malgré le soleil, on ne peut s'empêcher de penser que les Catalans sont les Ch'tis de l'Espagne, la Méditerranée en plus. Pas à Terrassa, mais à Sabadell. Je t'y invite, Jacques, quand tu veux, tu verras, ce n'est guère plus riant (en plus, je sais que, comme moi, tu n'es pas un type de banlieue, nous, on ne connait que la campagne ou le centre-ville).


Après ton "admonestation", et cette belle histoire du restaurant communal de La Trobada, tu vas trouver ça obscène, mais, moi, je vais t'emmener faire un repas gastronomique. Coûteux, certes, à onze ou douze euros le midi, payables en euros, pas en heures. Chez Ariadna, une fille qui se bat, qui a un talent fou, qui est une bosseuse, qui a travaillé au Taillevent à Paris avec Del Burgo, qui connaît les cuisines de Camdeborde, qui fait manger sa banlieue. Et qui galère un peu, parce que sans aides, sans subventions, elle fait face, le front haut, et emploie cinq personnes. Pourtant, je n'en entends dire que du bien, même La Vanguardia vient de lui consacrer une page (il était temps!), racontant qu'aucun des plats mangés dans son restaurant, El Fil d'Ariadna, valait moins qu'une étoile. Viens à Sabadell, Jacques! C'est moins vendeur, moins pittoresque que Miquel, le routier de Courrier International, mais tu seras impressionné, ému, j'en suis persuadé, par "le courage d'une femme". C'était le titre de cet article d'août 2012 que tu peux lire ici. "Le courage d'une femme".


Commentaires

  1. Vincent, la prochaine fois que je te ramène, on file chez Adriana ! Avec ou sans le Taulier...

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  2. De toute évidence le "saturnisme" reste un problème de santé publique dont la prévalence parisienne illumine nos écrans jusqu'à troubler la sérénité du sieur Berthomeau, aka le Taulier.
    Il y a là matière à poursuivre l’œuvre de Marcel Aymé, sieur Pousson, en composant une neuvième nouvelle à adjoindre dans une prochaine réédition du "Vin de Paris". Ce qui ne porterait, j'ose le croire, nullement atteinte au droit moral de l'auteur et de ses ayants droits.
    Mais j'en reviens à cet appel à la modestie, voir même ce blâme ou cette remontrance dont vous fûtes l'objet. Avec son côté deux "Pater" et trois "Ave" ou, pour les plus irréductibles républicains, "Ordonnance du 2 février 1945" il vous est donc enjoint d'avoir souci des plus malheureux et d'en faire pitance tout autant que pénitence... Nous sommes bien loin du caractère infiniment libre et libertin de Jean Aurenche qui adapta, merveilleusement ô combien, la nouvelle d'Aymé puis 20 ans plus tard co-écrivit le scénario de "Que la fête commence"... Alors, sieur Berthomeau en Abbé Dubois ? Quelle saturnale !

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