La déco de femme de chef.


Quitte à me répéter, je suis persuadé qu'aujourd'hui la gueule d'un restaurant, ou d'un bistrot, compte davantage dans la décision de s'y rendre ou même (pour certains) dans le plaisir qu'on y prend que ce qu'il offre vraiment à nos gueules. L'apparence règne, avec son cortège de superficialités et de faux-semblants, l'époque est à la "déco", les vendeurs de soupe nous en fourguent partout, dans la boîte-à-cons, au pousse-caddie, dans les canards qui n'ont rien à dire…
Cette manie de la "déco" qui, malheureusement, est souvent à l'architecture ce que le maquillage est aux vieilles peaux sévit depuis des années dans la restauration. De plus en plus, on confie cette mission à des professionnels (qui parfois se révèlent ne pas en être) mais pendant longtemps, en province notamment, c'était la chasse gardée de la femme du chef.


Ne revenons pas sur cette funeste époque très rose-pétasse, ou rose-Barbie, ou rose-princesse comme vous préférez. On en venait presque à souhaiter, dans un violent élan de machisme, que lesdites épouses retournent en cuisine, aux côtés de leurs chers et tendres pour nous épargner tant de souffrances visuelles. Même à la plonge, elles auraient fait moins de dégâts…
N'y revenons pas, d'autant qu'ici, plus que de cette maudite décoration qui suscite tant de malencontreuses (et désormais ikéaesques) vocations, c'est d'architecture qu'il est question. D'un petit bar de Barcelone particulièrement bien fichu. Pensé.


Le Morro Fi, situé dans une partie pas très marrante de l'Eixample (bien qu'à l'orée du Gaixample*) oppose justement à toute idée de déco, la notion architecturale d'efficacité. Minuscule, installé dans un immeuble d'angle style années soixante-dix dont le charme ne saute pas aux yeux, il a été créé il y a quelques années par un groupe de copains passionnés par la vie des bars barcelonais. À l'origine, ils tenaient d'ailleurs un blog intéressant qui recensait les lieux les plus authentiques de la capitale catalane; il n'est plus alimenté, mais son riche fantôme numérique hante ce recoin du Web.
Leur porte-parole s'appelle Marcel Fernández Gasull. Nul doute que sa formation de dessinateur industriel a contribué à l'allure du Morro Fi, créé à l'image de ce qu'ils avaient envie de trouver dans un bar…celonais.


Au Morro Fi, on joue sur la simplicité et la lisibilité. Univers noir et blanc, épuré mais chaleureux, "transparent", dont la décoration la plus visible est la présence (nombreuse) de ses clients. Le fil conducteur, c'est bien sûr le vermut maison**, avec son cortège de chips, boquerones, olives, moules, piments… tous excellents et estampillés Morro Fi, avec beaucoup d'élégance.
Au final, voilà un lieu qui réussit à marier le populaire et le branché.


Preuve de son succès, et dons de son efficacité, la formule a d'ailleurs été déclinée dans plusieurs quartiers de Barcelone où l'on trouve désormais quatre établissements du genre. Les propriétaires proposent même de louer leur concept en une sorte de buvette ambulante, pour des évènements, des cérémonies publiques ou privées. Bref, c'est un joli triomphe de l'esthétique, de la cohérence, de l'intelligence, loin, très loin de la déco de femme de chef…



* Une sorte de Marais barcelonais, plus branché que la majeure partie de ce quartier orthogonal un peu terne, bruyant comme une autoroute, intensément pollué. De nombreux commerces y sont sont chics et ouvertement gays.
** L'Espagne, et singulièrement la région catalane font, depuis des lustres, partie des grands producteurs et consommateurs de vermut. Une façon idéale de passer des vins pas toujours évidents à boire, et de les rendre attrayants, festifs. J'en avais notamment parlé ici. Je me suis d'ailleurs toujours demandé, face à l'énorme succès de ce produit, et à son formidable retour en grâce (y compris dans des clientèles internationales et branchées) pourquoi on y pensait pas dans des zones comme le Languedoc-Roussillon afin d'écouler des stocks un peu pesants.




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