La carpe et le lapin.


Oui, je sais, ce n'est pas une carpe. Ni même une bonite d'ailleurs comme disent souvent les touristes qui hantent le rond des poissons de la Boqueria et traduisent brutalement le catalan. C'est un thon rouge de Méditerranée (Thunnus thynnus), atún, modèle réduit, deux kilos sur la balance, du genre de ceux qui remontent parfois "par erreur*" dans les filets des pêcheurs de Barcelone, Vilanova ou Castellon. Ce genre de bestiole ne coûte rien, dans les cinq euros le kilo au marché; les señoritos les boudent et les laissent aux pauvres, leur préférant les belles tranches dans le filet, celles qui posent son homme, et dont nous avons appris depuis quelques années à nous sevrer, en tout cas cas à consommer avec parcimonie et discernement. Parcimonie, car la ressource a été grandement menacée (même si ça semble aller mieux désormais), discernement car la pisciculture a fait ce qu'il convient d'appeler des "progrès": le thon d'élevage ou quasi, ça existe désormais. Sans parler des différents trafics à base de colorants rutilants auxquels s'adonnent quelques petits malins alléchés par les tarifs autrement conséquent du "steak de la mer" comme disait une publicité quand j'étais petit, du temps où la viande n'était pas encore un gros mot dans "les milieux autorisés".


Reste que ce petit thon, maintenant qu'il est pêché, il faut le préparer. Immédiatement, la poissonnière, qui a le couteau facile (comme toutes les poissonnières espagnoles), vous propose de le mettre en pièce détachées, en tout cas de lever les filets. C'est une option, et, franchement, si le poisson vous fait un peu peur (comme moi jadis avant que je ne vive avec la Méditerranée), ne vous embêtez, toute honte bue, acquiescez. 
Comme j'aime bien la difficulté, je lui ai demandé de ne rien faire et de ranger son tranchoir. Écaillé, escorté de quelques oignons de Toulouges émincés, d'une bonne giclée de vinaigre de jerez, d'un coup de blanc, d'huile d'olive de Siurana et d'un peu de piment doux, il a filé au four pour une vingtaine de minutes. Ensuite seulement, on lève les filets cuits "sur l'os", et on l'on finit le côté presque cru dans le jus du plat chaud.


Se pose évidemment sur cette viande saignante la question de l'accompagnement liquide. Immédiatement le blanc est écarté, ce n'est pas notre culture. Comme tous les poissons bleus, le thon aime le rouge, les épaules, les tanins. J'ajoute que son format (contrairement à ce que l'on pourrait croire) et cette cuisson accentuent son besoin de "virilité". 
Le vin arrive, solaire, presque méditerranéen, au point qu'au premier nez, le bois aidant, on pourrait se croire face à un grand grenache ou, plutôt, face à un grand cinsault. En fait, c'est un pinot noir, plutôt new style, et c'est la bouche, bizarrement aidée par la chair sombre du thon qui nous y conduit. Cette chair, elle agit comme un révélateur, arrondit les angles, efface gentiment l'élevage, donne un côté joyeux qui manquait légèrement à l'ensemble.


Eh oui, c'est un bourgogne! Pourquoi pas après tout, le succès aidant, les grands crus de Côte-d'Or se sont un poil "internationalisés" comme on dit de façon un rien péjorative. Comprenez qu'on a souligné en eux certains détails autrefois plus discrets afin qu'une clientèle nouvelle les comprenne plus rapidement. 
Un bourgogne "royal", corton-clos-du-roy de Montille, 2006. Plus Étienne qu'Hubert trouveront les puristes. En l'occurrence, sur le thon, il fait aussi peu de manières que le père, se sent des envies de poser les coudes sur la table, de blaguer et de regarder les filles comme au bistrot de Beaune. Comme si le poisson de pauvre lui avait donné des ailes.


Avec des ailes, évidemment, on s'envole, on rêve, on digresse. Et je pense à une bouteille de rêve que j'aurais bien voulu boire sur ce petit thon. Un vin dont les puristes penseraient peut-être qu'il en soi, intrinsèquement, le mariage de la carpe et du lapin. Pensez donc! Un assemblage de pinot! Pourtant, les tables de la Loi sont formelles, le pinot ne s'assemble jamais. Ou alors, pour les gorges ouvrières, roulières, de jadis avec un très roturier gamay.
Là, les épousailles, valaisannes, lumineuses comme des vers de Rilke, se font avec deux grands cépages méconnus, autochtones de ce sublime coin de Suisse, le cornalin et l'humagne rouge, lui-même fils (de mère inconnue) du cornalin.
Cette "composition autour du pinot noir", baptisée du nom d'une fleur des montagnes voisines, l'astrance, en forme de buisson étoilé, tient davantage de la rêverie (quasiment du délire) que du vin. Aux confins de l'agriculture, de l'alpinisme et de l'horlogerie de précision.  


C'est d'un délire à quatre mains qu'il s'agit. On prend les mêmes et on recommence, je vous avais parlé ici, à propos d'une autre cuvée incroyable, de ce drôle de tandem, Maurice Zufferey, le vigneron-esthète, et Jacques Perrin, le marchand-de-vin-philosophe. Quitte à jouer les journalistes paresseux, je vais photocopiller ce qu'ils écrivent eux-mêmes de leur bébé:
"Vendanges à la main des plus belles grappes en cagettes de huit kilos, pour éviter de tasser le raisin. Table de tri à la réception de la vendange avec dix personnes. Suppression des pédicelles. Égrappage partiel (à la main). Pour ces deux étapes (vendanges et table de tri), il faut compter cent heures de travail pour cinq-cents kilos de raisin. Vinification en raisin entier sans levurage. Très légers pigeages au pied, puis un élevage très précis [on veut bien le croire!…] de douze mois dans des fûts de chêne merrain à grain très fin produits par un petit tonnelier de Bourgogne."
Le résultat est sublime, aérien et consistant à la fois. On voudrait se faire voleur, et dérober l'intégralité des six-cents bouteilles qui sortent du chai**. Ne boire que ça, égoïstement, sur du thon, de la carpe et même du lapin. Ne plus boire que ça, lamper, lécher, siroter, sucer, laper… À s'en rendre malade comme les cerises dans l'arbre.




* Normalement, aussi petit, ça ne se pêche pas. Pas volontairement en tout cas.
** Pour ceux qui sont plus honnêtes, il se dit qu'on peut tenter d'en acheter une bouteille ici.


Commentaires

  1. Bonjour,
    suite à vos deux derniers posts concernant les vins valaisans, je me permets de vous faire une remarque concernant votre point de vue, et votre commentaire comme quoi il s'agit là de grands terroirs.
    En effet je suis un heureux client de CaveSa et je tiens en estime leur sélection, mais le vin valaisan ne se limite de loin pas à leur choix, et il existe tant d'autres petites pétites que je vous convie à découvrir . Car là vous citez des producteurs bien connus et médiatisés qui pratiquent des tarifs quand même bien salés et qui ne sont pas sur les seuls sols qui valent quelque chose en Valais!
    De même que vous êtes pointu sur les vins du Sud-Ouest et vantez les vins snobés mais de haute réalisation, il en existe une multitude par chez nous.
    Tout ça pour dire que tout est relatif et si vous goûtiez un large panel de vins valaisans, celui-ci, tarifé tout de même 54.-, ne terrasserait pas forcément tous ces congénères... et vous pourriez émettre les mêmes commentaires que pour les vins de vos régions de prédilection.

    Nicolas J

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  2. Des noms Nicolas...Des noms!
    De la multitude, ils devraient en ressortir quelques uns ?

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  3. Absolument Frédéric !
    La Rodeline pour ses trois Petite Arvine provenant de trois sols et expositions différents, très ciselées et sèches, leur Cornalin qui prend des accents piémontais après quelques années, Marie-Bernard Gillioz avec de grandes Syrah en fonction des millésimes, sans trop de concession non plus, pour poursuivre avec la Syrah citons Denis Mercier et cave Ardevaz, Thierry Constantin avec son Gamay, cave de la Pierre pour son Johannisberg pour une fois pas trop mou, le Mont d'or pour ses cuvées botrytisées et son Riesling Amphytrion, Romain Papilloud pour son Amigne sèche....
    Pour ne citer qu'eux, les premiers qui me viennent.
    Nicolas

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