Table avec vue.


C'est le genre d'adresses dont on a toujours besoin: le restaurant avec vue, de la terrasse duquel la ville devient un spectacle enchanté, un tableau de lumière. Pour un tête-à-tête amoureux, la visite d'amis étrangers, ou juste l'envie de voir les choses différemment. Le genre d'endroits qui évidemment modifient le rapport à la nourriture. La vue, le cadre, le décor, on le sait, comptent aujourd'hui davantage que l'assiette pour une immense majorité des consommateurs. Sans parler des falbalas de l'assiette qui achèvent de noyer le poisson.


À Barcelone, la colline de Montjuic, dont l'histoire oscille entre la répression, l'olympisme et le farniente, propose un site idéal pour ce type de repas avec vue. Sans avoir tout à fait le "côté Mulholland Drive*" des environs du Tibidabo, on y a des vues impressionnantes sur la capitale catalane et son port. Mais les restaurants y sont rares, si l'on excepte le spectaculaire Martinez dont il est question ici et qui, je vous rassure, n'a rien à voir avec le palace cannois.


Malgré ses logos sympas (qui sentent un peu le Martini…), le Martinez barcelonais est une invention récente, due à Josep Maria Parrado, propriétaire du Cañete des environs de La Boqueria, le bar à tapas espagnoliste dont je vous ai parlé ici (qui m'a un peu déçu lors d'une récente visite), un des rares de cette ville dont les tapas, vous le savez, sont tous sauf la spécialité**.
Ce chiringuito*** de luxe, ouvert en 2013, est installé sur l'emplacement d'une terrasse historique de la ville où l'on venait manger auparavant des poulets à la broche, à proximité des pompeux studios de la télévision nationale, aujourd'hui transformés en un hôtel un peu tarte à la crème. Et tout comme le Cañete d'en bas, il a bonne gueule, le décorateur ayant su conserver un côté fouillis, faussement improvisé, qui décontracte l'ambiance. On est davantage dans la paillote chic (dans le style de celle de celle de mon pote Biquet en Languedoc ou le Zaza Club des environs de Perpignan) que dans le restaurant guindé, ça fonctionne à merveille, et en fin de semaine, sans réserver, ne comptez pas avoir une table!


Évacuons d'abord ce qui est presque accessoire dans un lieu pareil: la cuisine. Celle que j'ai goûté au Martinez ne casse pas trois pattes à un canard, mais ce n'est pas mauvais du tout. Soyons honnêtes, c'est mieux que dans la plupart des restaurants de bord de mer en France****, ou qu'à certaines tables branchées du XIe arrondissement, on ne s'y fout pas ouvertement de la gueule du client. 
Les anchois frits étaient même très bons, pas gras du tout, le loup grillé très bien exécuté, au four à braise (même si sa sauvagerie n'était pas évidente…) et la fideuà était correcte. Sur ce dernier plat, une des spécialités de la maison avec les différents riz, j'en profite pour rappeler à nos amis français qu'il ne s'agit pas d'un platrâsse épais, bouilli et aqueux, de pâtes ou de riz précuits/trop cuits, hâtivement recouverts d'une voyante couche de fruits de mer. La mer, son parfum, ses arômes, c'est dans le bouillon qui a nourri pâtes ou riz qu'on les trouve, au fond d'une poêle large et fine.


Pour ce qui est de la carte des vins, pareil, ne montez pas non plus à Montjuic pour découvrir un cru sublime que le hasard vous aurait fait méconnaître. C'est banal, assez convenu, presque aussi cher qu'en France. Un Pibarnon, un grenache nature de Duchêne ou un monsant de Fredi Torres pourront vous sauver du naufrage, à moins que la Moritz à la pression…


Pour autant, franchement, j'ai passé une bonne soirée au Martinez. Parce qu'encore une fois, ce cadre est sublime, cette vue sur le port et la ville est unique, magique. Donc, rien que pour ça…




* Ah, le puissant magnétisme de Laura Harring dans le film éponyme de David Lynch…
** Pour reprendre une expression utilisée précédemment, commander des tapas à Barcelone, c'est comme vouloir manger un cassoulet à Lille ou à Strasbourg. 
*** Un mot charmant de la langue espagnole est dont peu de personnes connaissent l'origine. Le premier établissement de ce genre a été ouvert en 1913 sur le front de mer de Sitges, au sud de Barcelone. Mais c'est un intellectuel-voyageur du coin, César González Ruano, qui lui a trouvé trente ans plus tard son nom de baptème, rapporté de Cuba, île avec laquelle la région possédait d'ailleurs de nombreux liens (le rhum Baccardi ou le pétrole qui enrichit les débuts de la famille Torres, bien avant le Sangre de Toro). À Cuba,  "chiringuito" désignait une baraquette de résidus végétaux (roseaux, palmes) dans laquelle les travailleurs des plantations de canne à sucre venait prendre un café ou un sirop pour se reposer quelques instants de leur dur labeur. Très précisément, le terme est un dérivé de chorro, la giclée de liquide qui venait leur apporter le réconfort. Désormais, pour faire davantage catalan ("normalisation linguistique" oblige…), chiringuito est parfois écrit xiringuito.
**** J'avais découvert une effarante enquête qui montrait les pics de consommation professionnelle de produits de la mer congelés sur la Côte d'Azur, en Languedoc-Roussillon et en Bretagne qui confirmait ce que tant de malheureuses assiettes nous avaient chuchoté à l'oreille…





Commentaires

Articles les plus consultés